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ENTRETIEN

Jean-Miguel Pire : « Le dialogue avec les œuvres réalise parfaitement la situation de désintéressement de l’otium »

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 27 février 2020 - 2418 mots

Le chercheur redécouvre le concept d’otium, c’est-à-dire le loisir studieux désintéressé, dont il raconte le cheminement depuis la Grèce antique. La contemplation d’une œuvre d’art relève pleinement d’une telle pratique. Pourtant l’histoire de l’art reste le parent pauvre du système éducatif.

Jean-Miguel Pire. © Actes Sud
Jean-Miguel Pire
© Actes Sud.

Chercheur à l’École pratique des hautes études, Jean-Miguel Pire (52 ans) travaille depuis longtemps sur les politiques culturelles en général et l’éducation artistique en particulier. Ancien rapporteur général du Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle, il a été le conseiller de Gilles de Robien au ministère de l’Éducation nationale et de Françoise Nyssen au ministère de la Culture. Il vient de publier Otium, art, éducation, démocratie chez Actes Sud.

Qu’est-ce que l’otium ?

L’otium dont je parle est en fait l’« otium studiosum », c’est-à-dire le loisir studieux. Concrètement, c’est un temps que l’on peut consacrer de façon désintéressée à la vie de l’esprit, dédier à la culture du for intérieur, du goût, du jugement personnel et ainsi à la quête des valeurs, de la beauté, de la justice, de la vérité, de la sagesse, autant d’objets qui ont leur propre fin en eux-mêmes.

C’est une activité désintéressée au sens où elle se distingue de l’intérêt personnel. L’individu s’y révèle capable de dépasser ses propres intérêts pour aller vers des objets qui échappent à tout calcul, toute instrumentalisation, toute réduction à une utilité préalablement assignée. Cette forme d’otium se distingue du simple loisir qui, au contraire, vise plutôt le divertissement, c’est-à-dire, une sorte de déprise soulageant de ces grands enjeux existentiels.

D’où vient cette pratique ?

Elle naît dans la Grèce antique où elle est appelée la skhôlè, mais c’est plutôt le mot otium qui s’est imposé dans l’histoire des idées. Sans doute, à l’origine, son usage est limité au nombre réduit d’hommes jouissant de la liberté. En effet, les sociétés antiques sont marquées par une grande inégalité sociale qui réserve à une minorité la plupart des activités désirables. Pour autant, les Grecs sont les premiers à établir un lien entre la vie de l’esprit et la vocation au loisir studieux. Principe fondateur de la philosophie, la capacité de réfléchir de façon désintéressée s’adresse en fait à tout individu disposant de son libre arbitre. À cet égard, l’otium relève bien d’un principe humain fondamental. Il renvoie à une dimension anthropologique.

Quel est donc ce « principe humain fondamental » ?

Michel Foucault a montré comment l’Antiquité invente le « souci de soi ». C’est le premier moment de l’histoire où la pensée individuelle est ainsi valorisée comme une source de sagesse, où les individus libres sont tenus de faire œuvre d’imagination éthique et où la religion n’a plus le monopole de la morale.

Avec la pensée grecque, pour la première fois, on assiste à une sorte de laïcisation de l’activité de l’esprit. La quête de sagesse apparaît désormais liée à l’effort que, dans le loisir studieux, les individus vont pouvoir faire pour comprendre le monde de façon désintéressée, sans préjugé, sans intérêt particulier, en tâchant d’accéder à l’universel.

Mais avec le temps, l’otium a perdu face à son contraire, le negotium…

La démarche du negotium– le négoce – est de privilégier une volonté utilitaire, instrumentale, avec des objectifs fixés pour atteindre un développement matériel. Les valeurs du négoce sont donc plutôt la rentabilité, l’utilité, un certain matérialisme. Chaque action engagée peut y être déterminée par un but précis et limité. Ce qu’on appelle aujourd’hui le monde marchand, qui est effectivement l’autre nom du négoce, a pour objectif le développement de la prospérité plutôt matérielle de la société. Privilégiant l’intérêt sur le désintéressement, ses valeurs ont triomphé du loisir studieux en l’associant volontiers à l’improductivité et à la futilité.

Pour autant, la dialectique otium-negotium doit se juger moins en termes d’opposition que d’équilibre. Au fond, les deux sont complémentaires. Nous avons tous besoin du négoce, même les gens qui se consacrent à l’otium, car nous bénéficions tous des rapports marchands et c’est heureux. Le problème vient plutôt de l’hégémonie des valeurs du négoce, dans la vie de l’esprit, dans l’imaginaire, dans la culture.

En quoi l’Église chrétienne est-elle défavorable à l’otium ?

Commençons par dire ce que nous devons à la religion chrétienne : la reconnaissance de la vie humaine comme une valeur en elle-même. L’Église n’est pas contre l’otium mais elle a un rapport complexe avec lui. Elle va articuler l’autonomie du sujet à l’inscription dans un ensemble qui est normé par le respect du dogme, en limitant ainsi d’autant la capacité d’invention et de liberté du sujet. La stabilité morale délivrée par le christianisme se paie d’une renonciation à la fécondité éthique que les Grecs attribuaient à chaque homme jouissant de la liberté. Comme le montre Foucault, le « souci de soi » antique se transforme en une injonction au renoncement à soi. Telle est la condition pour accéder à l’espoir d’une vie post-mortem non calamiteuse. Indéniablement, après l’Antiquité, le monopole éthique assuré par l’Église, articulé à la peur de la mort, entraîne l’inscription de l’otium dans des limites étroites.

C’est là que vous dites que François Ier a joué un rôle majeur ?

Oui. Homme de la Renaissance, ami des arts et des sciences, François Ier, sur les recommandations de Guillaume Budé préfigure le Collège royal en créant plusieurs chaires indépendantes de l’Université de Paris, qui est alors contrôlée par l’Église. Les premiers enseignements concernent la philologie, une discipline alors sensible car elle permet de repérer les erreurs commises dans la traduction des textes sacrés sur lesquels l’Église appuie sa légitimité. Le développement progressif d’une science laïque dans ce domaine ouvre la voie vers des recherches qui s’émancipent bientôt de l’influence religieuse. On peut affirmer que le Collège royal marque le retour de l’otium studieux : une pensée désintéressée, dénuée de préjugé, seulement soucieuse de faire progresser la vérité et la sagesse.

Dans le même esprit, l’officialisation de la langue française et la création des embryons de la Bibliothèque et de l’Imprimerie royales posent les bases d’une « politique de l’esprit » au service de l’universalisation du savoir.

Fasciné par l’Italie, François Ier est profondément touché par l’art italien et l’art antique. Il a compris que l’épanouissement de la conscience individuelle ne passe pas seulement par l’intelligence rationnelle, par la connaissance scientifique, mais qu’elle tire une nourriture féconde du dialogue singulier et désintéressé que chacun peut avoir avec une œuvre d’art.

Une autre grande figure de la « pensée otiumique », c’est Condorcet et son projet éducatif pour la Révolution française…

Condorcet s’inspire de l’otium avec cette idée que, si l’éducation doit donner à tous les moyens de subvenir aux besoins matériels, chacun doit aussi pouvoir accéder à une pensée critique, se constituer un for intérieur, bref devenir un sujet et ainsi pouvoir contribuer, comme citoyen, au grand débat collectif sur ce que doivent être une vie bonne, la justice, les valeurs… Mais la Révolution ne sera pas en mesure d’accéder à cette universalisation de l’éducation.

Paradoxalement, c’est la monarchie de Juillet avec François Guizot, le ministre de l’Instruction publique, qui concrétise les valeurs « otiumiques » de la Révolution…

Pas si bizarrement que cela. La monarchie de Juillet est surtout connue pour avoir favorisé la spéculation, le profit, mais aussi le développement industriel et donc, le négoce. Mais elle a aussi poursuivi une ambitieuse « politique de l’esprit » où l’otium a eu toute sa place. Principale figure du gouvernement, François Guizot fait voter, en 1833, une loi qui pose les bases d’une extension de l’instruction primaire vers l’ensemble de la population scolaire. Renouant avec 1789, il considère que c’est la priorité absolue d’un régime fondé sur la liberté. Le volontarisme éducatif de la IIIe République s’inscrira dans ce sillage.

En quoi la contemplation d’une œuvre relève-t-elle du loisir studieux ?

La fréquentation des œuvres d’art occupe une place importante dans la pratique de l’otium. En effet, la construction du sujet ne passe pas seulement par le cerveau rationnel. La sensibilité exaltée par l’art représente une voie importante pour l’élaboration de soi et la connaissance du monde. Et cela d’autant plus que l’art se distingue des autres artefacts par son désintéressement foncier car il ne peut jamais être réduit à un calcul, une utilité, une spéculation. Comme l’a montré Hannah Arendt, le mécanisme par lequel un objet devient une œuvre est même caractérisé par la dissolution de son usage et sa transformation en objet de pure contemplation. Pour cette raison, le dialogue avec les œuvres réalise parfaitement la situation de désintéressement qui donne toute sa valeur à l’otium et permet, dans l’expérience « otiumique », d’accéder aux plus hautes exigences existentielles. Inutile, incalculable, irréductible, l’art est, écrit Proust, « ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai jugement dernier ».

C’était évidemment la conviction de Malraux lorsqu’il développe une politique destinée à rendre accessibles les plus grands chefs-d’œuvre. Il s’agit pour lui de réintroduire la sacralité dans un monde désenchanté. Il veut donner à chacun la possibilité, face aux œuvres, de faire l’expérience d’un désintéressement où le meilleur de la pensée puisse se déployer autour d’une émotion, d’une compréhension, d’un savoir qui, bien qu’« inutile » ou « improductif », pourra peut-être changer sa vie. Pour le ministre poète, il s’agit d’assigner à la République la responsabilité de créer un espace consacré à l’otium dans un monde dominé seulement par les valeurs du négoce.

Pourtant, sans convoquer Bourdieu, ne faut-il pas un certain bagage intellectuel pour apprécier un tableau de Poussin ou une installation de Boltanski ?

La culture est naturellement démultiplicatrice. Plus on est cultivé, plus on a envie d’enrichir sa compréhension du monde. Il faut donc qu’il y ait un déclenchement à ce processus vertueux. Et ce qui suscite l’appétit de culture, c’est une qualité que tout le monde a en soi : la curiosité. Il faut que cette curiosité soit encouragée pour que la rencontre avec les œuvres ait lieu, que le désir d’aller au musée, au théâtre, au concert soit créé et nourri par les émotions, le plaisir, l’intelligence que ces rencontres peuvent susciter. C’est sur ce désir qu’il faut ensuite bâtir le fameux « bagage » : loin d’être imposé artificiellement, toutes les connaissances culturelles ont une chance d’arriver à la conscience et de s’y graver si elles s’articulent à cette curiosité que récompense un moment unique vécu au contact de l’œuvre. À ce prix, l’éducation artistique peut avoir une chance d’atteindre son objectif : donner le goût des œuvres, et convaincre qu’elles permettent un accès à la complexité du monde.

Justement, pourquoi est-ce que l’enseignement des arts plastiques et de la musique a mis autant de temps à entrer à l’école ?

Fort légitimement, le projet de la IIIe République ambitionne d’abord d’étendre la prospérité matérielle. Sa politique scolaire privilégie donc un enseignement pratique, positiviste, qui fait la part belle aux sciences. S’ajoute à cela, un contexte de laïcisation à marche forcée et de grande suspicion pour tous les discours prétendant s’écarter de la rationalité scientifique. Ces deux circonstances ont créé un environnement de défiance vis-à-vis de l’art, considéré comme inutile et donnant une vision déformée du réel. Proche conseiller du pouvoir éducatif et inspirateur de ses programmes, le sociologue Émile Durkheim vient apporter son autorité à un discours franchement hostile à l’éducation artistique qu’il juge même « immorale » car trop éloignée du réel. Rarement évoqué, ce fait éclaire pourtant le très faible intérêt de l’école pour l’art. Celui-ci n’intègre ainsi la scolarité obligatoire qu’à la faveur des revendications de Mai 68.

Cette introduction demeure toutefois partielle puisqu’elle ne concerne que l’enseignement de la pratique artistique avec les arts plastiques et l’éducation musicale. L’histoire et la théorie de l’art en sont exclues au motif de leur allure trop académique. Dans une école qui reste très cartésienne, positiviste et où les sciences demeurent invariablement la discipline de l’excellence scolaire – y compris, jusqu’à l’absurde, pour accéder aux prépas littéraires… –, l’éducation artistique est considérée par ses responsables comme une sorte d’espace franc, où la sensibilité et la créativité doivent pouvoir s’éveiller à proportion qu’elles restent absentes de la plupart des autres disciplines. Cette séparation radicale a entravé la transmission d’une vraie culture artistique et maintenu l’art dans une zone confinée du savoir scolaire.

Vous-même avez été impliqué dans ce débat au sein du Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle ?

Le Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle a organisé plusieurs débats réunissant les deux communautés – les plasticiens et les historiens de l’art – pour tâcher de dépasser cette séparation héritée d’un passé ancien et qui, aujourd’hui, n’a plus guère de sens. Même si les esprits sont capables d’évoluer, la réforme du système se révèle complexe et les moyens mobilisables pour l’art sont réduits. La création d’un enseignement d’histoire des arts en lien avec toutes les disciplines, y compris scientifiques, a représenté une avancée intéressante car il permettait de montrer qu’il était possible d’articuler l’acquisition d’une véritable culture artistique en partant de l’émotion suscitée par la rencontre effective avec les œuvres. Il s’agissait d’éveiller cette curiosité si essentielle et de faire de l’art un objet transversal entre tous les savoirs, permettant aux élèves de se forger ensuite leur propre « musée imaginaire ». Cet enseignement est malheureusement peu développé alors qu’il pourrait aider à « désenclaver » l’éducation artistique et lui donner cette importance que réclament pour celle-ci tous les présidents de la République et tous les ministres concernés depuis au moins vingt ans.

Quelle peut être la prospérité de l’otium ?

C’est une notion un peu perdue, un peu diluée, un peu clandestine mais qui, au fond, est toujours là en nous. Chacun de nous ressent ce malaise devant un monde où tout serait calculable, rentable, dominé par le court terme, les données matérielles, mais il nous est difficile de déterminer la limite du supportable. En sachant désormais que l’envahissement du négoce progresse sur les ruines de cet otium au fond si précieux pour notre for intérieur, notre libre arbitre, notre imaginaire, peut-être verrons-nous les choses autrement ? En me plongeant dans l’histoire de ce concept, en montrant combien il était lié avec celle de la liberté et de la démocratie, j’ai tenté de donner un sentiment de légitimité à ce besoin que nous pouvons tous ressentir quand nous tentons de comprendre et de jouir, sans préjugé, sans limite, sans calcul ; quand nous vivons pleinement un moment qui mobilise le meilleur de notre cerveau sensible et de notre cerveau cartésien. Je suis convaincu que l’otium peut être ce paradigme qui redonne aux individus le sentiment qu’ils sont des sujets libres, autonomes, responsables du monde livré à leur sagacité, dans lequel l’art peut à nouveau se hisser à la meilleure place de ce que peut l’esprit humain.

Jean-Miguel Pire, Otium, art, éducation, démocratie,
Actes Sud, Arles, 2020, 224 pages, 21 euros.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°540 du 28 février 2020, avec le titre suivant : Jean-Miguel Pire « Le dialogue avec les œuvres réalise parfaitement la situation de désintéressement de l’otium »

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