Alors que le numérique intervient dans l’intelligibilité du réel, deux ouvrages en réfléchissent les effets dans l’art ou dans la vie. À contre-courant, la philosophe Elsa Boyer rappelle la force hallucinatoire de toute image.
La réflexion sur les nouveaux modes de représentation, de connaissance et d’expérience, induite par l’empire du numérique dans toutes nos pratiques, a aujourd’hui dépassé le questionnement sur les comportements et les usages, en art comme ailleurs. Ce qui est en transformation désormais, ce sont, plus profondément, les conditions pour créer, pour percevoir, pour concevoir, pour penser, en somme, les conditions de la production imaginaire tout entière. L’art n’en demeure pas moins une sphère sensible, un territoire témoin, et pas seulement pour les artistes « techno ». Norbert Hillaire, en auteur et universitaire engagé de longue date dans la réflexion sur la place des nouvelles technologies, signe un opuscule intitulé L’Art dans le tout numérique, qui s’appuie sur trois numéros spéciaux d’Art Press, publiés respectivement en 1991, 1999 et 2013 et qu’il a coordonnés, pour échafauder une « brève histoire des arts numériques ». Il y note : « L’arrivée des technologies numériques pose néanmoins un problème inédit. Avec celles-ci, la science opère à même l’œuvre d’art, à travers les modèles scientifiques qui sont sous-jacents aux logiciels qui sont utilisés par les artistes. […] Nous avons basculé dans un autre monde, un autre système de représentations croisées entre arts, sciences et technologies, qui engage une nouvelle discussion pour savoir si l’art est une nouvelle forme de connaissance, ou encore si, avec l’essor des sciences de l’ingénieur, il faut par exemple les enseigner dans les écoles d’art et envisager la programmation informatique comme un des beaux-arts [p. 34]. » Ce très court essai, en évoquant les contributeurs et les problématiques abordées dans ces trois publications, retrace une généalogie de la réflexion conduite en France en matière d’art numérique, une réflexion qui aujourd’hui produit des recherches ambitieuses.
Éric Sadin, avec La Vie algorithmique, entreprend ainsi une lecture critique de la condition numérique, « une réalité déjà subrepticement à l’œuvre » dans les formes de la vie quotidienne. Car l’accumulation des données formant des big data a, selon l’auteur, d’ores et déjà formé une autre réalité, au revers plus ou moins masqué de son développement exponentiel. Le quantitatif, la puissance de calcul et de stockage déterminent notre environnement et « instaure un nouveau type d’intelligibilité du réel constitué au prisme des données [p. 25] ». Éric Sadin parcourt les exemples de dispositifs et de situations d’un monde hyperconnecté et en montre la puissance normative voire aliénante, inscrite intimement dans notre cadre de vie. Ses pages visent à « élaborer des outils de compréhension portant sur des procédés hautement agissants, orientant une large part de nos existences individuelles et collectives, et qui s’imposent sans que la faculté proprement humaine d’évaluation et de décision librement consentie ne soit en quelque sorte requise, alors qu’elle renvoie dans les faits à une des exigences politiques, juridiques et éthiques majeures de notre temps [p. 30] ».
En confrontant les outils et systèmes technologiques que nous connaissons, producteurs d’inévitables aveuglements, à la conscience au mieux fragmentaire que nous en avons par l’ordinaire de nos usages, Sadin affirme la nécessité de formes de pensée critique. Il s’agit de faire face à l’efficacité de la machine, à une raison numérique qui impose des temporalités nouvelles et destructrices et se soustrait ainsi « à toute délibération démocratique [p. 261] ». Sans pour autant fournir à l’appel à la résistance d’autres moyens que la vigilance, qui risque bien d’aller moins vite que son objet, comme le livre le montre à chaque page, porté par l’alarmisme à la fois informé et fasciné de l’auteur.
Comment « marchent » les images
Un pas de côté est nécessaire pour échapper à la suffocation produite par la puissance de la rationalité numérique. Il est tenté par Elsa Boyer dans un essai où la philosophie vient à la rescousse. S’il part aussi de l’expérience concrète, en particulier du jeu, le livre ne cherche pas son antidote dans le système numérique, mais dans une réflexion ambitieuse (et à ce titre pas toujours facile d’accès) sur la conscience du sujet, qui se construit dans le continuum de ses perceptions, ou, comme le précise le titre, dans Le Conflit des perceptions.
Revenant à la phénoménologie de Husserl pour relire Derrida, conduit par une écriture serrée et précise, le propos d’Elsa Boyer consiste à reprendre la question, laissée souvent en l’état de coupable superficialité, des nouvelles exigences quant à l’imaginaire que produisent nos usages numériques. À contre-pied d’une doxa qui veut croire à une inévitable confusion entre imaginaire et vraie vie alimentée par les régimes de l’image – ceux par exemple, du jeu vidéo, dont l’auteur semble avoir une certaine expérience, ou ceux mis en œuvre par le réalisateur Harun Farocki, disparu en 2014 –, Elsa Boyer creuse un autre sillon. Elle tente de comprendre comment « marchent » les images, comment la conscience n’est pas si bête qu’elle se laisserait prendre par l’illusion imagée produite par les moyens de la technique. La conscience est un espace de représentation, et se débrouille très bien de la complexité des perceptions, au sein d’un flux de conscience qui, pour faire vite, n’a jamais affaire qu’à des formes lucides de fiction. Opposer la perception ordinaire à l’image artificielle – celle produite par le rêve comme par les machines technologiques – relève, comme le précise dans une préface enthousiaste la philosophe Catherine Malabou, d’une nostalgique crainte de « perte du réel ». Celle-ci ajoute que le livre de Boyer propose une importante « élaboration philosophique de nouvelles formes de synthèse à la fois conscientielles et somatiques ».
En développant l’idée d’hallucination construite comme centrale dans la vie de l’esprit et dans le pli de la perception, le livre ouvre de nouvelles portes quant à nos intelligences de l’image.
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Intelligences de l’image
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Abonnez-vous dès 1 €Norbert Hillaire, L’art dans le tout numÉrique, éditions Manucius, Paris, 2015, 52 p., 4 €.
Éric Sadin, La vie algorithmique. critique de la raison numÉrique, éditions L’échappée, Paris, coll. « Pour en finir avec », 2015, 288 p., 17 €.
Elsa Boyer, Le conflit des perceptions, éditions MF, Paris, 2015, collection « Inventions », 208 p., 16 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°437 du 5 juin 2015, avec le titre suivant : Intelligences de l’image