Qu’est-ce que voir ? Que voit-on vraiment dans une œuvre ? Signée Guillaume Cassegrain, cette plongée dans la peinture italienne de la Renaissance est également une méditation océanique sur le visible, et le regard.
De Tintoret à Roland Barthes, il n’y a qu’un pas. Professeur d’histoire de l’art moderne à l’université Grenoble Alpes, Guillaume Cassegrain consacra au premier un ouvrage de référence volumineux (Hazan, 2010) et explora les rapports que le second entretenait avec les arts visuels (Hazan, 2015). Tout est affaire de sens, de signes, de formes. Reste à pouvoir sonder les uns et les autres, à se donner la peine de regarder, de voir, de voir les à-côtés et les lieux communs, d’emprunter les boulevards éprouvés comme les contre-allées de l’esprit. Étourdissante, sa récente investigation de la coulure (Hazan, 2015) trahissait un goût affûté du glissement, prouvant combien son auteur, en digne héritier de Daniel Arasse et Hubert Damisch, pouvait passer aisément du microscopique au macroscopique, du détail à l’Histoire. Déjà.
Sobriété
L’ouvrage se distingue par sa sobriété. Broché, il accueille en première de couverture un détail de L’Extase de sainte Cécile (vers 1514) qui, à elle seule, authentifie le projet et justifie le sous-titre (Figurations des apparitions miraculeuses dans la peinture italienne de la Renaissance), et en quatrième une note d’intention imprimée sur ce fond ivoirin caractéristique des éditions Actes Sud.
Étrangement, le plus original est peut-être le format (14 x 22,5) qui, à mi-chemin entre l’objet littéraire et le « beau livre », résume l’ambition de cette collection embryonnaire (« Les apparences »), dirigée par Jérémie Koering : publier des textes diligents à l’endroit des images, manière de conjoindre la réflexion et la langue, la pensée et la perception, l’écriture et le regard. À cet égard, soixante-dix illustrations en noir et blanc ponctuent le texte – le lecteur regrettera que de très rares développements ne soient pas imagés –, dont certaines, parmi les plus belles, sont judicieusement reprises en quadrichromie au sein d’un cahier central de seize pages sur papier glacé. Les mots et les images, entremêlés.
Disjonction
Le déploiement du livre est limpide : une introduction et un épilogue enchâssent trois chapitres intitulés respectivement « Le vocabulaire de la vision », « La lecture de la vision » et « L’artiste et la vision : une image à admirer ». Une liste des illustrations et une bibliographie roborative achèvent de rendre cette entreprise irréprochable, même si l’on déplorera que soit passée sous silence la raison d’être scientifique de cet ouvrage, qui n’est autre que la publication de la thèse de l’auteur, soutenue en 2001 à l’École des hautes études en sciences sociales.
Avec science, Guillaume Cassegrain analyse les représentations de la vision, à savoir les visions béatifiques et les apparitions miraculeuses qui, défrichées pour le Moyen Âge et la période baroque, sont curieusement peu étudiées pour la Renaissance, et ce, en dépit de leur nombre et de leur importance. En convoquant des œuvres emblématiques de la peinture italienne, et notamment vénitienne – L’Assomption (vers 1510-1515) de Giovanni Bellini ou L’Invention du corps de saint Marc (1562-1566) du Tintoret –, l’auteur met au jour la superbe complexité de ces apparitions, lesquelles procèdent d’une disjonction spatiale (cohabitation d’un espace naturaliste et surnaturel) comme temporelle (narration linéaire et effraction d’un temps éclaté) et conduisent à un subtil avènement du visible.
Poétique
Songes, rêveries, divagations : nombreuses sont les modalités de la révélation, multiples sont les figures de style épiphaniques. Chose est certaine, la vision constitue une syncope visuelle. Alors que Marie est en train de prier dans un espace domestique, presque familier, le divin surgit pour lui annoncer la Bonne Nouvelle et, ce faisant, rompt la structure perspective et crée une brèche narrative.
L’auteur établit ainsi une morphologie de la représentation de la vision et une typologie de tous les expédients formels (nuages, fenêtres ou parapets) susceptibles d’encadrer ces figures de l’apparition et d’établir des seuils symboliques destinés à susciter chez le spectateur des incertitudes perceptives et des flottements optiques.
Du reste, en tant qu’elles sont fondées sur une hétérogénéité narrative et stylistique, ces œuvres échappent à toute description claire, à toute ekphrasis. Ces visions, qui élaborent une véritable poétique du regard et sacrent l’entendement comme l’intuition, sont des mises en abîme du métier de peindre – saint Luc est une figure cardinale – et du métier de voir.
Partant, cette étude érudite constitue une réflexion presque phénoménologique sur l’expérience imposée par l’œuvre d’art. Égratignant l’iconologie d’Erwin Panofsky, Guillaume Cassegrain, assurément l’un des meilleurs historiens de l’art de sa génération, ausculte remarquablement les mystères du regard et de sa restitution, ainsi résumés par Maurice Merleau-Ponty : « Voir, c’est par principe voir plus qu’on ne voit. »
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Guillaume Cassegrain, représenter la vision
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Abonnez-vous dès 1 €Guillaume Cassegrain, Représenter la vision,
Actes Sud, Collection « Les apparences »,
304 p., 70 ill., 32 €.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°709 du 1 février 2018, avec le titre suivant : Guillaume Cassegrain, Représenter la vision