Après une série d’expositions, qui vient de s’achever en beauté avec \"Truth and Fantasy, Goya, the small paintings\", et la biographie, riche et touffue, que lui a consacré Jeannine Baticle (Fayard, 1992), Goya méritait une nouvelle monographie : celle que Janis Tomlinson publie chez Phaidon est, dans sa version française au moins, une triple catastrophe.
D’abord, du point de vue de l’édition : malgré de superbes reproductions, le lecteur ne pourra probablement pas supporter les multiples fautes d’orthographe (mauvais accords, adverbes au pluriel…), les fautes d’impression qui écorchent les noms propres, l’utilisation de l’abréviation G pour Goya, qui dénoncent un travail rapide, inadmissible pour un livre de ce prix. Pourra-t-il accepter l’usage américain qui permet la coupure de la syllabe pour changer de ligne, la transcription des quantités en chiffres et l’emploi de la majuscule à tout propos mais pas quand il le faut, ce qui fait que Goya travaille dans une cour mais pas à la Cour (p. 78) ?
Traduction catastrophique
La traduction est encore plus catastrophique : pour être compris, certains passages nécessitent une très bonne connaissance de l’œuvre de Goya et de la langue anglaise ! À la chartreuse d’Aula Dei, Goya n’a pas en fait réalisé onze tableaux placés dans des cadres, mais a peint à l’huile, sur le mur, onze scènes entourées d’un encadrement (p. 21). Les portraits de Guillemardet et de Jovellanos, bien assis sur de jolies chaises, ne peuvent être en pied (p. 108) ; et que dire de celui d’Andrés del Peral, en buste, qui devient un "demi-pied" (p. 112) ? Le florilège des erreurs de traduction des termes techniques, des faux-amis, des contresens et des approximations semble inépuisable.
À qui doit-on enfin imputer les multiples étourderies qui placent une apparition de la Vierge quarante ans avant Jésus-Christ (p. 12), Sanlúcar de Barrameda près de Madrid (p. 99), ou donnent à l’église San Francisco le vocable de San Fernando (p. 54) ? Reste le texte même de l’auteur, rédigé, on le sent, avec beaucoup de sincérité, et la volonté, maintes fois répétée, de détruire les vieux topiques qui ont caricaturé l’œuvre de Goya. Elle suit fidèlement la trame chronologique, regroupant sous de claires têtes de chapitre, l’étude d’un nombre assez restreint d’œuvres, les plus connues d’ailleurs. Seules celles qui sont illustrées ont droit à la mention de leur lieu de conservation. Mais Tomlinson ne parvient à approfondir aucune des approches possibles de l’œuvre de Goya ; ses analyses de tableaux manquent de synthèse : pourquoi mentionner, pour La famille de Don Luís, les femmes qui portent le bonnet, si l’on n’a pas fait remarquer que l’un des éléments essentiels de l’intimité du tableau est la présence du coiffeur en train de peigner la Vallabriga ?
Jugements péremptoires
Les jugements sur les portraits sont parfois péremptoires : pourquoi Goya éprouverait-il de l’antipathie pour Guillemardet, qui a peut-être permis la première édition des Caprices (p. 109) ? Une femme enceinte doit-elle être "non sexy" ?
L’analyse réduite d’un seul portrait de la duchesse d’Albe (celui de l’Hispanic Society, New York) l’entraîne à simplifier radicalement la question des relations entre ces deux personnages… Pour lutter peut-être contre l’omniprésence que prend souvent la personnalité de Goya dans l’étude de son œuvre, Tomlinson ne parle guère de l’homme, de son caractère et de ses amitiés, si ce n’est pour en gommer l’humour par une mauvaise lecture de ses lettres (p. 51), ou pour créer de nouveaux poncifs : les projections d’ordre sexuel abondent dans ses commentaires, avec l’inévitable symbole phallique du couteau et virginal de la cruche (p. 207), la Maja desnuda comparée à une page de revue pornographique, etc. De la même manière, le contexte historique, si lourd d’influences, apparaît par intermittences et est abîmé par de nombreuses erreurs et simplifications abusives : les rois d’Espagne ne sont pas couronnés, "l’agitation du 2 mai 1808" s’est-elle vraiment "apaisée dans la Fusillade du 3 mai" (p. 183) ? On aurait aimé, en revanche, savoir plus exactement quand Goya a peint ces deux œuvres !
Si les éditeurs de somptueuses monographies ne veulent pas uniquement travailler pour décorer de leurs ouvrages les tables basses des salons mais bien – comme l’annonce la jaquette –, réaliser des livres qui feront autorité, ils doivent donc réviser le texte de leurs auteurs, la traduction et les épreuves…
Janis Tomlinson, Francisco Goya y Lucientes, 1746-1828 , édition française 1994, Phaidon Press, 320 pages.
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Goya : les désastres de l’édition
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°5 du 1 juillet 1994, avec le titre suivant : Goya : les désastres de l’édition