L’œuvre de Diane Arbus était connue exclusivement par deux ouvrages posthumes, généraux. Sans Titre enrichit la compréhension d’un travail singulier devenu référence, car il porte sur un projet spécifique : cinquante et un portraits de femmes déclarées handicapées mentales. De prime abord, le livre – qui offre une majorité d’inédits – dérange par le sujet abordé et l’engagement de l’auteur, mais son lyrisme nous entraîne dans une errance à travers un monde \"d’aristocrates\".
Diane Arbus, morte de sa main en 1971, a réalisé ces photographies au cours des trois dernières années de sa vie, lors de bals masqués, de piques-niques ou d’Halloween. "Rien n’est jamais comme on a dit que c’était. C’est ce que je n’ai jamais vu que je reconnais" : cette phrase clé dans l’œuvre de Diane Arbus, mise en exergue dans sa monographie (Éditions Aperture, 1972), trouve dans Sans Titre son écho le plus vibrant, le plus romantique. Il n’est pas surprenant que la portraitiste ait trouvé dans ces centres "quelque chose d’étrange et de familier" la séduisant au point d’avoir eu ce livre en projet et d’écrire à propos de ces femmes qu’elle "les adorait".
Rien ne peut laisser supposer dans ses images qu’elle est l’intrus. Elle a été totalement acceptée et s’est pleinement engagée. Sans Titre s’ouvre et s’achève sur le portrait de deux femmes posant en se tenant la main et regardant Diane Arbus. L’une d’elle est en pyjama, l’autre en Arlequin de fortune. Sur la première image, elles semblent perplexes, sur la dernière, complices de la photographe.
Diane Arbus ne s’est autorisée aucun effet : la lumière naturelle "hivernale, tendre et jolie" est préservée, le cadrage est, comme toujours, frontal, mais ici, lieu et décor, indices et références sociales, sont sans importance. Dans un monde à part, où l’ego est absent, où le temps se vit au présent, elle a abandonné toute reconnaissance de gestuelles et d’expressions connues pour retrouver l’étrange intimité qu’elle désirait toujours avec ses sujets.
L’inquiétant miroir
Les thèmes chers à Diane Arbus – faillite du paraître, incommunicabilité de la souffrance, identification avec l’autre – sont présents et sublimés. Sous un ciel menaçant, cinq femmes en costume de carnaval, main dans la main, nous fixent, esquissant un sourire en toute sérénité. Dès la couverture, l’inquiétant miroir apparaît puis persiste. "Tout le monde a peur de vivre une expérience traumatisante, affirmait Diane Arbus. Les monstres sont nés avec leur propre traumatisme, ce sont des aristocrates."
Créatures de rêve
Comme à son habitude et ainsi qu’elle semble avoir vécu, la timide et séduisante femme inverse les valeurs et les codes. Les sceptres deviennent des fanions de foire, les capes de reine des couvertures miteuses, les couronnes des citrouilles évidées.
L’ouvrage, par la qualité de son impression, le choix d’une reproduction au format identique à celui des tirages originaux, la volonté de présenter isolément chaque image, respecte la singularité et la spécificité du projet. Sans préface ni légendes, sans même numérotation des pages, le livre est sobre. La postface de Doon Arbus – qui a coréalisé la maquette de ce livre, comme celle des deux premiers – est froide et nous renseigne peu sur sa mère.
Mais Sans Titre, la violente austérité des images dépassée, nous entraîne dans une promenade joyeuse et périlleuse, insensée, sans direction ni but. Dans une grâce ultime, les "monstres" deviennent créatures de rêve.
Diane Arbus, Sans Titre, Éditions de La Martinière, 51 photographies, 112 p., 295 F.
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Être Ange
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°20 du 1 décembre 1995, avec le titre suivant : Être Ange