Un ouvrage revient sur la philosophie de l’expérience au principe de l’enseignement du Black Mountain College, un autre envisage la géographie comme un terrain pour l’art.
L’héritage moderne s’accompagne de l’idée toujours active d’une conquête permanente, pour les pratiques de l’art, d’espaces physiques autant que de territoires immatériels. Ainsi du Black Mountain College, auquel les éditions des Presses universitaires de Rennes consacrent un ouvrage : c’est d’un nom et d’un lieu qu’il s’agit, mais la géographie n’est pas essentielle ici. Qui saurait situer le Lake Eden, perdu dans la campagne de la Caroline du Nord ? Pourtant l’histoire de l’art, et pas seulement celle de l’art américain, lui accorde plus d’importance qu’aucun guide de tourisme. Car, entre 1933 et 1957, dans cette singulière institution pédagogique indépendante, placée sous la direction initiale de Josef Albers, se sont croisées des figures majeures de l’art de la seconde moitié du XXe siècle : Robert Rauschenberg, Cy Twombly, John Chamberlain alors étudiants ; John Cage, Willem de Kooning, Robert Motherwell ou Richard Buckminster Fuller, Merce Cunningham, artistes intervenants, les écrivains Robert Creeley et Charles Olson [lire le JdA no 409, 14 mars 2014]…
Ce qui demeure moins visible, la bibliographie étant limitée, voire inexistante en français jusqu’au présent recueil et au travail de ses huit auteurs, c’est combien le projet du Black Mountain révèle un fil singulier dans la conception de l’art en Amérique du Nord. Ce fil, ouvert par la pédagogie progressiste du philosophe John Dewey, accorde une place fondamentale à la notion d’expérience, dont il propose une définition singulière, comme le précise Joëlle Zask dans sa contribution. Cette profonde orientation a facilité « le déplacement de l’attention des objets de l’activité vers l’action, ses vertus et ses ressources propres » (p. 41), note Jean-Pierre Cometti, codirecteur de la publication, qui précise que les visées du College « […] ne consistaient pas à former des artistes mais des individus autonomes » (p. 38). La pédagogie non normative dispensée par les artistes-enseignants auprès de 1 200 étudiants environ sur les vingt-cinq années de son existence (le « college » américain correspond aux trois années de licence en France aujourd’hui) vise une « nouvelle manière de concevoir les rapports entre les arts, les rapports de l’art et de la vie, la place des arts dans l’enseignement » (p. 41). Elle pense aussi le rôle de l’individu-artiste, individu avant d’être artiste, dans la communauté démocratique.
Moment pionnier
Si la fragile et tardive publication du College lui-même, la Black Mountain Review, et ses sommaires remarquables, analysés par Rachel Stella ; si l’œuvre de John Cage (par Judith Delfiner et Christian Tarting), celle de Rauschenberg (ses « White Paintings » du début des années 1950, étudiées par Éric Mangion), tracent des voies, il ne serait pas juste de penser que l’école a, directement, « fait école ». Mais les éléments qui préparent la filiation, poursuivie jusqu’à aujourd’hui, dans la suite de l’Untitled Event mené par Cage qui s’y tint en été 1952, forgent là un de ces moments pionniers de l’histoire du happening. Moment qui résonnera, non sans mythification, comme en témoigne l’artiste Arnaud Labelle-Rojoux, côté Fluxus et art de la performance, avec Allan Kaprow et au-delà, vers des décloisonnements entre les disciplines comme entre art et vie, qui nourrissent toujours l’art actuel.
Identifiée à un lieu, la génération Black Mountain est parvenue, il y a plus d’un demi-siècle, à condenser une forme d’identité artistique singulière, tant élargie que locale et individuelle. L’extension du territoire de l’art a depuis permis aux artistes intéressés par les réalités collectives de viser l’échelle globale, celle que les géographes ont les premiers donnée à voir.
« Rechercheextradisciplinaire »
La représentation cartographique est au centre du volume collectif intitulé Géoesthétique, en écho à l’exposition « Atlas critique », proposée en 2011 au Parc Saint-Léger, le centre d’art de Pougues-les-Eaux, par les commissaires d’exposition Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff (de la plateforme curatoriale Le peuple qui manque).
Le livre s’ajoute à l’exposition pour réfléchir à la manière dont les représentations cartographiques, non seulement témoignent mais construisent le monde. Les contributeurs artistes du projet, et la petite vingtaine d’auteurs, souvent traduits, du livre envisagent « la géographie comme terrain pour l’art. […] La discipline géographique, comme l’ensemble des disciplines des sciences humaines, est ainsi devenue une ressource majeure de la production artistique elle-même » (p. 7). Les deux directeurs d’ouvrage précisent, dans leur texte d’introduction : « Ces pratiques contemporaines identifient plutôt l’art à une recherche extradisciplinaire, renouvelant les méthodologies scientifiques hors du lieu propre des champs disciplinaires. »
Superposant les imaginaires et les modes de représentation tant d’artistes que de géographes, les travaux renvoient de manière insistante aux conditions spatiales des processus culturels, et tendent à penser la géographie comme informée, en premier lieu, par les imaginaires artistiques, littéraires, cinématographiques (p. 9). S’ensuit une série d’interventions qui participent d’une réflexion « géoesthétique », fondée sur l’idée d’un « tournant spatial de l’art », développée par les textes comme par les œuvres. Nombre des contributions s’appuient sur la pensée postcoloniale pour lire le nouvel imaginaire globalisé qui est le nôtre, selon une géographie critique des circulations et des « narrations cartographiques » (selon Giovanna Zapperi, p. 29). L’ensemble est stimulant, dessinant un monde de l’art qui ne se contente plus d’être local ni occidental.
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Du tournant spatial de l’art
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Abonnez-vous dès 1 €Black Mountain College, Art, démocratie, utopie
Collectif sous la direction de Jean-Pierre Cometti et Éric Giraud, 2014, coéd. Presses universitaires de Rennes/Centre international de poésie Marseille, 196 p., 18 €.
Géoesthétique
collectif sous la direction de Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff, Paris, 2014, coéd. Éditions B42/Parc Saint-Léger/École supérieure d’art de Clermont-Ferrand/École nationale supérieure d’art de Dijon/Le peuple qui manque, 176 p., 22 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°411 du 11 avril 2014, avec le titre suivant : Du tournant spatial de l’art