Venant documenter des expositions d’art numérique, un ouvrage offre une bonne introduction à ces pratiques tandis qu’une monographie conçue par un artiste joue avec les possibilités des nouvelles technologies
Si les technologies numériques ont désormais établi leur puissance sur les pratiques des artistes, en particulier les artistes de l’image et de l’image animée, la diversité des formes produites par le recours aux systèmes informatiques conduit à des relations d’un genre nouveau avec le spectateur, et à une redéfinition permanente de notre « sensorium », selon le mot de Marshall McLuhan.
Installation immersive ou œuvre en ligne, imagerie virtuelle, temps réel, mais aussi peinture assistée par ordinateur, impressions diverses y compris en 3D, pièces génératives, manipulations de données, écrans tactiles, géants, immatériels : les dispositifs techniques sollicitent le spectateur sous des modes toujours renouvelés. Comment le livre peut-il rendre compte de cette variété de situations et d’expériences ? La page perd-elle pied devant l’écran ?
Dans L’art numérique en résonance, Dominique Moulon propose un parcours autour d’une trentaine d’œuvres et d’artistes. Sous la forme classique de l’album-catalogue, le volume est composé d’images d’accrochage de l’exposition en trois temps que ce critique d’art spécialiste des nouveaux médias a présenté en 2015 à la Maison populaire à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Les pièces y sont reproduites dans leur contexte de monstration, parfois en présence de spectateurs, et complétées de détails qui tentent ici ou là de retenir une séquence en deux ou trois images. Il en résulte un volume très graphique, où la mise en page, certes, fige l’aspect dynamique des œuvres, mais en souligne l’aspect plastique : beauté de la machine, images abstraites…
Le lecteur est mené devant des formes de peinture, telles les interventions de Jacques Perconte sur des écrans vidéo ; de tableaux (Pascal Dombis) ; de sculptures (Samuel St-Aubin), de paysages. D’œuvre en œuvre, qu’accompagnent de courtes notices qui décrivent brièvement protocoles et enjeux, Moulon donne une palette de propositions qui restituent la liberté d’écriture des artistes. Le critique désigne avec précaution cette zone de convergence entre art et technique, sans se perdre dans une définition close. Une douzaine d’entretiens menés avec des artistes et des théoriciens précisent les enjeux et problématiques de ces pratiques.
Par la traversée d’un archipel d’œuvres, le livre offre un panorama et ouvre à une réflexion sur la forme exposition elle-même, sinon sur celle du livre. Ainsi, l’artiste et théoricien Lev Manovich souligne : « Je pense que nous ne parvenons pas vraiment à catégoriser les expositions où l’on voit de l’art communautaire ou des technologies propres au design. Ce n’est ni vraiment de l’art, ni vraiment de la science ou du design (p. 98). » Le volume constitue une bonne introduction aux pratiques de l’art numérique aujourd’hui.
Œuvre et archive à la fois
La monographie de Masaki Fujihata que font paraître les éditions Anarchive est d’une tout autre nature. Elle suit l’itinéraire de l’artiste – né en 1956 à Tokyo –, depuis ses premiers films d’animation en 1973 jusqu’à l’élaboration de cet ouvrage, au fil d’une carrière d’artiste enseignant-chercheur bénéficiant d’une reconnaissance internationale dans un circuit pas seulement spécialisé. Car selon l’esprit de cette maison d’édition, le volume, conçu très largement par l’artiste, est à la fois œuvre singulière et archive de l’ensemble. Il se présente sous la forme d’un coffret, classeur à anneaux qui regroupe comme autant de chapitres seize cahiers que l’on peut déplacer, replacer, voire à l’avenir compléter : une manière de demeurer en devenir, qui trouve écho dans le récit de l’itinéraire artistique que Fujihata conduit avec légèreté et précision, récit particulièrement éclairant sur la façon dont sa démarche s’est construite. Il a su se saisir des possibilités techniques nouvelles au gré de leur apparition, mais aussi, comme le précise dans sa contribution l’universitaire Anne-Marie Duguet, directrice du projet éditorial, y réagir subjectivement : « Masaki Fujihata s’approprie […] volontiers une technologie pour lui faire faire ce pour quoi elle n’était pas conçue, ou encore, prenant le contre-pied des possibilités dans lesquelles l’histoire des médias tend à la figer, il n’hésite pas à la jouer sur un mode mineur, contre elle-même en quelque sorte. »
Avec humour dans l’écriture comme dans les pièces, le parcours de Fujihata est complété de textes de réflexion sur les étapes de l’œuvre signés par plusieurs auteurs japonais et français. L’importance donnée au médium est revendiquée, quand l’artiste assure que ce sont les « propriétés structurelles des médias [qui l’ont] toujours plus intéressé que leur contenu ». Mais, loin d’un formalisme techniciste, c’est toujours dans un rapport à l’usage et à l’inscription sociale qu’il développe ses dispositifs, souvent participatifs. L’objet en est un exemple puisque sa lecture est augmentée d’une manière assez saisissante. En effet, une fois téléchargée une application pour iPhone ou iPad, le lecteur, en visant les images imprimées, accède simplement et directement à des documents vidéo, des « démos », des entretiens, des pièces en action. Le livre imprimé déploie alors une fonction nouvelle quand les œuvres en 3D apparaissent en surimpression de la page sur l’écran mobile du lecteur, sans forfanterie techniciste, mais avec une évidence d’usage pour une nouvelle dimension de la page, en écho à la manière dont les installations de Fujihata mettent au défi l’espace du white cube du musée.
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Du livre à l’art numérique, et retour
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Abonnez-vous dès 1 €Dominique Moulon, Art et numérique en résonance, catalogue d’exposition, 2015, coédition Nouvelles éditions Scala, Lyon/Maison populaire, Montreuil, 160 p., 19 €.
Masaki Fujihata
Collectif, sous la direction de l’artiste et d’Anne-Marie Duguet, trilingue français-anglais-japonais, 2016, éditions Anarchive, Paris, livre-objet interactif sous coffret, 39 €. Consulter le site consacré au projet : www.anarchive.net/fujihata/mf1_fr.htm
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°459 du 10 juin 2016, avec le titre suivant : Du livre à l’art numérique, et retour