Trois essais, traversés par l’esprit vacancier, explorent pour l’un la relation de l’historien et théoricien Hubert Damisch à Dubuffet, pour les deux autres, l’expérience de l’écoute et le geste d’effacer.
Nos usages de l’art sont faits de pratiques venues de l’expérience ordinaire de la vie quotidienne, dans le contexte commun (celui du travail, de l’activité sociale), mais aussi dans l’expérience personnelle des actions et des sensations, des affects qui organisent notre relation intime au monde, de l’attention qui nous lie aux choses et aux gens. L’animal esthétique est plein de vouloir, de savoir, mais aussi d’abandons, d’acceptations, de captations, de sélections, de relations, de refus, de manques, d’oublis, d’absences. L’animal esthétique se nourrit de vacance, de disponibilité, d’ouverture, de mouvements, en miroir de gestes singuliers. Yves Citton, dans une perspective d’anthropologue, parle de « gestes d’humanité », comme accès à cette réserve de sens sans cesse renouvelée produite par le génie humain, pour oser une formule à l’allure un rien surannée, qui pourtant spécifie l’objet commun de la démarche de l’essai, et l’essai sur l’art tout particulièrement. Le génie humain, qui tout à la fois n’a pas de vacance et pourtant en demande, en réclame, en exige sans répit, que l’on soit ou non… en vacances ! L’esprit vacancier, conçu comme un état de plénitude, traverse à sa manière trois démarches, trois ouvrages à l’exigence exploratoire.
Entrée en Dubuffet
Celle de Jean Dubuffet tout d’abord, du continent Dubuffet, perçue au travers du dialogue avec le philosophe et historien de l’art Hubert Damisch. Par sa conception, le volume trace plusieurs routes, parmi lesquels l’itinéraire de l’artiste et la nature propre de l’œuvre, que souligne le titre du volume : Entrée en matière. On y entendra l’écho à l’attention matériologique du peintre : par ce mot – parmi ceux que Dubuffet, en écrivain qu’il est aussi, a créé – se précise une attention centrale à la force de sens de la matière en elle-même. Mais cette attention constitue aussi un défi pour le sémiologue, en 1961, alors que l’artiste a déjà largement déployé, depuis les premières expositions des années 1940 jusqu’à celle que lui consacre cette année-là le Musée des arts décoratifs de Paris, les fondements d’une œuvre récalcitrante.
Construit comme un dossier finement mené par l’universitaire Sophie Berrebi, le livre fait se croiser les quelque dix-sept textes publiés par Damisch sur Dubuffet (sans compter l’essai majeur qui constitue le cœur du livre) et les échanges bientôt devenus amicaux et familiers entre eux. Défi formel devant la liberté de facture d’une œuvre qui s’appuie sur un refus des formes cultivées de l’art pour leur préférer le « lumpen art », et tout ce frayage que Dubuffet a permis d’identifier sous la désignation d’« art brut ». Défi intellectuel quand les formes de savoirs paraissent s’opposer, le critique théoricien restant lui-même sans désarmer devant celui qu’il décrira dans l’hommage qu’il consacrera à l’artiste à sa mort, comme « un personnage difficile, épineux, intransigeant (p. 217) ». Sophie Berrebi dépeint la démarche de l’essayiste, « comme si Damisch faisait sien Dubuffet, l’ingérait par l’écriture », faisant « une litanie de titres d’œuvres de Dubuffet qu’il réduit […] à des noms communs pour les entraîner dans le flot de sa pensée (p. 5) ». Comment l’intelligence revêche de l’artiste accueille une culture qui lui paraît tout sauf asphyxiante, lui est disponible dans le dialogue, telle est la ligne de fuite de l’ouvrage.
Deux publications savantes et sensibles
La lecture proposée par Maurice Fréchuret d’un nombre d’œuvres impressionnant dégage une figure poïétique forte que le titre pose sans détour. Avec Effacer, paradoxe d’un geste artistique, l’auteur, conservateur et ancien directeur de musées, tend des fils au revers de la visibilité. Si le registre de pratiques qu’il désigne touche au commun, c’est non au repentir en soi qu’il s’attache mais à la manière dont les modernes, écrivains, cinéastes, et tant de peintres et plasticiens ont fait de ce geste une pratique fortement signifiante, « le geste même de soustraction qui aboutit à l’œuvre finale ou qui, de manière explicite, la qualifie véritablement (p. 30) ». L’ouvrage est savant, certes, ne serait-ce que par la prolifération d’œuvres qu’elle visite, de la musique à la littérature, et bien sûr aux arts visuels. La typologie qu’elle propose est diverse, de l’ablation (comme le disent les chirurgiens) au recouvrement, à la saturation, au caviardage, à l’enfouissement. Mais l’écriture emmène sans effort dans un parcours convaincant et sensible.
Si le silence compte au nombre des figures d’effacement, c’est au travers de cette autre expérience du commun qu’est l’écoute. Alexandre Castant s’en remet à celle-ci de plusieurs manières dans son Journal audiobiographique. L’imaginaire y a une place des plus consistantes, tant « le son enregistré procède d’une trace […] suspendue dans l’immatérialité, l’invisible, l’abstraction (p. 15) ». Ici encore, le parcours est nourri d’un répertoire d’œuvres important, emprunté au cinéma, à la musique, aux arts sonores et radiophoniques dont l’auteur est fort familier. Mais son corpus n’est jamais seulement savant, puisqu’il assume et revendique le caractère subjectif de l’écoute et sa manière de construire nos mémoires. Reprises de parutions antérieures et remaniées, les différentes parties du livre dressent au-delà des analyses d’œuvres une zone de sensibilité qui se cultive dans les territoires partagés de nos disponibilités à la fois communes et uniques.
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Dialoguer, écouter, disparaître
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Abonnez-vous dès 1 €Hubert Damisch et Jean Dubuffet, Entrée en matière,(sous la direction de Sophie Berrebi), coéd. JRP/Ringier, Zurich/Maison rouge, Paris, collection « Lectures Maison rouge, 224 p., 19,50 €.
Maurice Fréchuret, Effacer, paradoxe d’un geste artistique, éd. Les Presses du réel, Dijon, collection « Dedalus », 368 p., 28 €.
Alexandre Castant, Journal audiobiographique, radiophonie, art, cinéma, Nouvelles Éditions Scala, 208 p., 20 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°461 du 8 juillet 2016, avec le titre suivant : Dialoguer, écouter, disparaître