Un livre présente un choix d’images collectées par l’artiste Tony Oursler autour des processus de visions
occultes. Des archives qui apparaissent complémentaires aux sciences comme à l’imaginaire numérique.
L’artiste collectionneur est une figure récurrente dans les pratiques contemporaines, et nombreux sont ceux qui font œuvre avec des archives de toutes sortes, méthodiques, spéculatives, documentaires ou fictionnelles. Elles sont ici fabriquées, là patiemment réunies. Elles se nourrissent de matériaux originaux ou de reproductions photographiques, extraits de presse, prospectus ou documents rares, objets de toute nature. La collection de Tony Oursler n’est pas la moins remarquable : à la Fondation Luma à Arles lors des Rencontres de la photographie 2015, ou au Centre Pompidou-Metz, cet hiver, dans le cadre de l’exposition collective « Cosa mentale » conçue autour des « imaginaires de la télépathie dans l’art du XXe siècle », l’artiste en présente des extraits diffusés sous la forme de films en multiprojection. Les nombreux personnages qui habitent ces films témoignent de ce sens du grotesque que l’on connaît à celui qui fait parler des ballons installés dans les angles oubliés du white cube. Mais Oursler anime parallèlement depuis plus de trente ans des dispositifs qui prennent souvent l’aspect de bricolages « low tech », dioramas sonorisés, projections de diverse échelle.
De l’ésotérisme à l’imagerie technologique
C’est ici un livre somme, en complément aux images animées, intitulé comme l’ensemble du projet Impondérable, qui vient donner littéralement son poids à l’archive de l’artiste. Dans son coffret, le gros volume et ses 1 200 reproductions donne en effet un aperçu consistant de la multiplicité des documents réunis ; et trace un parcours piquant de médium à médium, c’est-à-dire allant de l’ésotérisme à l’imagerie technologique désormais omniprésente dans la culture, comme le suggère Tom Gunning (p. 530), l’un des dix contributeurs à l’album. Car ce fascinant livre d’images, édité avec le soutien de la Fondation Luma à Arles, qui participe activement à la production de ce cycle de travail de l’artiste, constitue un recueil par l’image des curiosités, phénomènes et expériences liés aux sciences occultes, de la magie noire et de la magie de magiciens, de pseudo-savants comme de grands scientifiques, d’inventeurs et d’affabulateurs, d’illuminés – avec ou sans électricité – et d’oracles au petit pied, de théosophes et satanistes, d’ingénieurs égarés, de médecins et de charlatans, d’hypnotiseurs et d’hypnotisés, de la photo spirite et de preuves photographiques de la présence d’ovni… Du XVIIIe siècle européen à nos jours, l’histoire de la science et des techniques a son double obscur, souvent mis en scène et documenté par la photographie, si opportunément spectrale dès ses origines au XIXe…
L’archive, certes éclectique, découle d’une passion de collectionneur héritée, avec la collection elle-même, du grand-père de Tony Oursler, Charles Fulton Oursler (1893-1952), rédacteur en chef d’une revue populaire américaine dans les années 1920, auteur de littérature populaire, tout comme son épouse, écrivaine prolifique sous le nom de Grace Perkins. Fulton est aussi l’ami du magicien Houdini, comme de l’auteur de Sherlock Holmes, Arthur Conan Doyle. Étudiant à CalArts à San Francisco, Tony Oursler, tout en se formant avec la génération conceptuelle, est familier de cette culture populaire qui traverse son œuvre. Si bien que, au-delà d’une simple inspiration initiale, cet imaginaire culturel revient bientôt et l’artiste va, dès le milieu des années 1990, nourrir la collection, dont le socle est une compilation, dite « collection Spencer », en pas moins de quarante-cinq volumes, de documents sur l’occultisme depuis les XVe et XVIe siècles .
Archéologie des médias
Dans une présentation thématique sans sections ni chapitres ou chronologie stricte, kaléidoscopique et stimulante, les images légendées où cohabitent monstres venus de l’espace et chiromancie, spiritisme et carnaval, préhistoire du cinéma et figures de la pop culture dévoilent un arrière-monde de références pour l’œuvre de l’artiste. Mais elles ouvrent aussi un complément de lecture à l’histoire de la modernité, qui s’étend de l’illusionnisme de l’image projetée des premières lanternes magiques (comme celle attribuée à Kircher, au milieu de XVIIe siècle) à l’ère numérique.
Rejoignant et nourrissant les nombreuses activités de recherche universitaires actuelles menées sous la bannière de l’archéologie des médias, le travail de Tony Oursler montre la complémentarité des processus de vision occultes avec ceux des sciences dites sérieuses, passant par l’optique de Descartes comme par la rêverie télépathique, l’une des conditions de l’invention de l’Internet. La chronologie proposée par l’universitaire et commissaire de « Cosa mentale », Pascal Rousseau, étaye cette hypothèse historique, depuis les spéculations anciennes sur l’image mentale jusqu’à la diffusion technologique de l’image. C’est dire s’il y a là une piste féconde de relecture de la modernité, nouée à la fin du XIXe et devenue si complexe, contradictoire et problématique. L’œuvre de l’artiste associe fascination et réflexion, dans un livre promis à une longue vie et à de multiples lectures.
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Des médiums aux médias
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Abonnez-vous dès 1 €Impondérable, the archives of Tony Oursler, Arles, 2015, coéd. Luma Foundation, Arles-JRP | Ringier, Zurich, 656 p., 2 500 ill. couleurs et noir et blanc, bilingue (français, anglais), 55 €. sCosa Mentale, catalogue de l’exposition, sous la direction de Pascal Rousseau, 2015, coéd. Centre Pompidou-Metz/Gallimard, 336 p., 49 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°445 du 13 novembre 2015, avec le titre suivant : Des médiums aux médias