Avec Le commencement et la suite, Pierre Schneider ouvre un chapitre insolite de l’Histoire, étirée d’habitude entre un début et une fin, progressant sûrement de prémisses en conclusions.
Il s’agit ici de saisir des moments bien plus fuyants, plus incertains mais aussi plus essentiels où se noue la quadrature du cercle tissée par la rencontre de mouvements contradictoires. C’est chez Matisse, auquel il a consacré plusieurs années d’étude, que Pierre Schneider a localisé d’abord la dimension à la fois critique et créative du dualisme. "J’ai toujours voulu faire deux choses à la fois" expliquait Matisse avec une fausse ingénuité. Pari impossible a priori, invraisemblable défi au sens commun, qui devrait, dans le cadre de la logique abstraite où nous évoluons, être sans appel condamné à l’échec.
Le haut et le bas, le sacré et le profane, le mythe et l’histoire, la chemise et le pantalon sont irréconciliables, et aucune construction rationnelle ne pourrait y changer quoi que ce soit. Pourtant, il émane de la Mort de Marat, par exemple, une émotion religieuse puisque le tableau "reprend le schéma compositionnel d’innombrables Pietas". De même, la serveuse d’un Bar aux Folies-Bergères, qui reprend la posture du Gilles de Watteau, qui calque lui-même l’attitude de l’Ecce Homo, nous permet de "comprendre comment l’autorité parvient à concilier changement et permanence". En saisissant dans son essai quelques figures très variées où les antagonismes se résolvent, parfois clandestinement, toujours avec une magie imprévue, Pierre Schneider montre que, loin d’être inconcevables ou chimériques, ces résolutions sont au contraire le principal, sinon l’unique ressort de l’art.
"Commencer est le privilège des Dieux : les hommes sont prisonniers de la suite. Grâce au recommencement, on peut, au sein de la suite, accéder au commencement." Convoquant tour à tour Hérodote, Pindare, Platon, Duccio, François Villon, Charles d’Orléans, traitant de la musique, de l’architecture, de l’histoire du vêtement ou des calendriers solaires et lunaires, Pierre Schneider dégage un espace théorique qui est lui-même en correspondance sympathique avec son objet. On ne cherchera donc pas dans ces pages une leçon magistrale qui, par la grâce d’un théorème, donnerait une conclusion à ce qui ne peut pas en avoir. C’est précisément en assumant les risques du mimétisme entre l’objet et son discours – tandis que, le plus souvent, les essais évitent soigneusement une aussi périlleuse conjonction –, que l’auteur parvient à convaincre sans prêcher ni assommer. Car c’est le "gai savoir" qui est ici à l’œuvre, par lequel les points de passage se multiplient, suscitant des comparaisons parfois déroutantes mais lumineuses. Avec Pierre Schneider l’histoire n’est plus une fatalité, mais une aventure qui toujours recommence dans la suite.
Pierre Schneider, Le Commencement et la suite ou le Dualisme illustré, Flammarion, 192 p., 220 F.
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De Matisse à Hérodote
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°2 du 1 avril 1994, avec le titre suivant : De Matisse à Hérodote