Livre

Entre-nerfs

Dario & Libero Gamboni, le musée comme expérience

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 23 septembre 2020 - 749 mots

Qu’est-ce qu’un musée et, a fortiori, un musée créé par un particulier ? Publiée aux éditions Hazan, la correspondance entre l’historien de l’art Dario Gamboni et son cousin architecte Libero émerveille par son ampleur et sa profondeur. Un livre rare et nécessaire.

À l’heure où une pandémie frappe l’humanité entière et altère irrésistiblement la mondialisation échevelée, les musées sont appelés à renouveler leurs missions et à réenchanter leurs desseins. Interdites les foules agglutinées, les processions aveugles et les reliques de contact, les institutions cherchent la parade. Au grand musée universel, perclus d’encyclopédisme, semble répondre profitablement l’intimité toute confidentielle des ateliers d’artistes. Le fantasme universaliste contre l’esprit du lieu ? L’opera omnia contre le genius loci ?

Interrogations

En 2012, l’architecte Libero Gamboni s’adresse à son cousin, l’historien de l’art Dario Gamboni, avec de nombreuses interrogations qui, en définitive, n’en forment qu’une : comment conserver l’ébouriffante collection d’objets accumulés par son père, récemment disparu ? Hétérogène, formée d’objets ethnographiques et de pièces artistiques, d’instruments de musique et de statues, cette collection doit-elle être préservée intacte ou convient-il, au contraire, de la démembrer, de la partager, d’opérer, si ce n’est un tri, un choix ? Comment rendre justice à une histoire personnelle sans verser dans un fétichisme inutile ou une dispersion impie ?

À ces questions, extrêmement sensibles à l’heure où les institutions muséales se distinguent par l’inflation de leurs expositions et de leurs succursales, les deux hommes tentent de répondre andante et allegro, le récent orphelin décidant, à la suggestion de son cousin, de visiter quinze musées d’artistes et de collectionneurs susceptibles de l’éclairer dans sa décision. Parcourant le globe, du Mexique au Japon, de la Barnes Foundation au Musée Gustave Moreau, Libero Gamboni écrit régulièrement à son cousin qui, renvoyant la balle avec une science éprouvée et une sollicitude métronomique, est assurément un formidable sparring-partner.

Pérégrinations

Broché, d’un format conforme à celui des ouvrages abrités par la collection « Bibliothèque Hazan » (14,2 x 21 cm), le présent ouvrage constitue ainsi la publication des quelque cent cinquante lettres échangées par les deux hommes du 14 janvier 2012 au 29 mars 2013. Cette correspondance numérique, nous apprend Dario Gamboni dans sa préface, nécessita quelques ajustements afin de gommer les détours intimes, les considérations annexes ainsi que les imprécisions factuelles. Ce travail d’édition, au sens anglais du terme, incomba à l’historien de l’art, assisté de la prestigieuse maison Hazan : en ressort un livre fluide et lisible, plein de mouvement(s).

Si l’ouvrage se déploie chronologiquement, il est séquencé en treize chapitres couvrant quinze musées dont la spécificité est d’avoir été constitués par des artistes (Sir John Soane’s Museum, à Londres, Gypsothèque Antonio Canova, à Possagno) ou des collectionneurs (Sammlung Schack, à Munich, Isabella Stewart Gardner Museum, à Boston). Étayée par de nombreuses illustrations offrant de suivre les pérégrinations physiques et psychiques des deux épistoliers, cette correspondance imagée parvient à approcher de multiples enjeux – la responsabilité d’un héritage, l’immutabilité d’un « arrangement », la singularité d’un lieu, la psychologie d’un artiste, la manie d’un collectionneur – et à esquisser une remarquable histoire des « musées d’auteurs ».

Délibérations

Au Musée Gustave Moreau, Libero Gamboni médite sur la qualité du refuge, convie Huysmans et Baudelaire, Khnopff et Rembrandt, considère cette « notion d’identité entre habitant et domicile », quand son cousin convoque le « moulage de l’âme » de Mario Praz et les « apparitions fragmentaires » de Marcel Proust. Du Noguchi Museum de New York, le premier livre une description extrêmement précise, volontiers architecturale, tandis que le second se souvient de la pierre tombale marquant la sépulture du Japonais dans ce « dépôt contre le temps ».

Humblement érudite, peuplée de délibérations techniques, historiques et esthétiques, cette correspondance dessine un roman d’apprentissage, Libero et Dario Gamboni étant les deux faces d’un même visage, les deux facettes d’une pensée dialectique. Le dernier chapitre, articulé autour du Musée de l’Innocence d’Istanbul, est une subtile réflexion sur le destin des institutions muséales et, collatéralement, le sort réservé aux collections. Garder l’œuvre à demeure, n’est-ce pas déjà faire un musée ? Tout musée n’est-il pas la re-construction et la re-présentation d’une histoire ? Ce faisant, le musée n’est pas seulement une expérience, mais une invention. Invention d’un auteur – artiste ou collectionneur – ; invention d’un regardeur, qui parvient à le faire parler, ainsi que le suggère Paul Valéry dans une célèbre maxime inscrite au fronton du Palais de Chaillot : « Il dépend de celui qui passe que je sois tombe ou trésor, que je parle ou me taise, ceci ne tient qu’à toi. Ami n’entre pas sans désir. »

Dario & Libero Gamboni, Le Musée comme expérience,
Hazan, 672 p., 220 ill., 29 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°737 du 1 octobre 2020, avec le titre suivant : Dario & Libero Gamboni, Le Musée comme expérience

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