À l’occasion du centenaire de sa naissance, plusieurs ouvrages permettent de revenir sur l’art du surréaliste et de relire les textes du paranoïaque-critique.
Salvador Dalí fut un artiste précoce, produisant dès l’âge de 16 ans des œuvres postimpressionnistes, puis parcourant rapidement les différents styles de l’avant-garde en vogue dans les années 1920. Il est loin d’être le seul à avoir suivi un tel apprentissage encyclopédique, il est l’un des rares à l’avoir explicitement converti dans une esthétique pompière. Peindre, fût-ce avec une grande habileté, est une chose, le faire savoir en est une autre, et sans jamais oublier de se justifier. Ses premiers articles paraissent en 1927 dans la revue madrilène L’Amic de les arts, et ils deviendront une pièce essentielle de la construction et de la promotion de son personnage, « le seul peintre impérialiste classique ». Si l’artiste a mis quelque temps à trouver sa voie, le publiciste trouve d’emblée le ton et la stratégie qui vont le caractériser jusqu’à son dernier souffle en janvier 1989. Hélas, la recette apparaît rapidement répétitive dans le recueil Oui, qui comporte dans cette réédition deux inédits, et emploie un nombre restreint d’ingrédients. La citation des grands maîtres du passé et la rivalité avec les contemporains (De Chirico, Picasso) sont les lignes médianes qui structurent l’entreprise d’autocélébration, sur un fond constant d’exhibitionnisme et de provocation.
Héraclite, Dante, Bosch, Mantegna, Vermeer, le Douanier Rousseau, Freud, parmi tant d’autres, sont les génies tutélaires que s’attribue Dalí avec une feinte désinvolture. L’admiration qu’il leur professe, dont il serait oiseux de discuter la sincérité, s’exprime le plus souvent avec une intempérante familiarité. « Précédé par je ne sais quels vers de Dante, écrit-il ainsi dans son tout premier article, “Saint Sébastien”, je suis parvenu à voir tout le monde des pourris. » Appartenant de plein droit à la communauté des génies immortels, il y avait une étape essentielle à franchir : parler de soi à la troisième personne du singulier. Ce sera chose faite en 1934, au moment où ses relations avec André Breton commencent à se dégrader : « Si vous voulez vous conserver anachroniquement autant qu’il est possible et souhaitable suivez de près les idées et les systèmes de Salvador Dalí. » Pour devenir ce personnage de légende à l’égard de laquelle l’époque, écœurée de bouleversements, est réticente, le peintre de Figueras va de plus en plus fréquemment se projeter dans un passé historié. « En 1929, le public de Paris remarqua un jeune homme appelé Salvador Dalí ; ce jeune homme occupa tout de suite un fauteuil au premier rang à l’extrême gauche du surréalisme, vers lequel les regards, aussitôt qu’il vint s’y asseoir, s’attachèrent avec une émotion fiévreuse. »
Prince et bouffon
Celui qui préconisait d’être toujours « authentiquement scandaleux » prend des libertés avec la cartographie du génie, et la distance entre les extrêmes s’amenuise dans les années qui précèdent la guerre, ce qui lui vaudra finalement une excommunication en bonne et due forme par Breton. Franco a instauré, dit-il, « clarté et ordre dans le pays », Hitler ne saurait être aussi mauvais qu’on le dit, et il a pour Staline, confie-t-il à l’écrivain et journaliste Louis Pauwels (Les Passions selon Dalí), un certain attachement. La psychanalyse et la paranoïa-critique lui permettent d’organiser facilement la confusion selon des figures archétypales, de reproduire à l’envi les courts-circuits entre l’or et les excréments, entre l’âne pourri et la corne de rhinocéros, entre tous les hauts et tous les bas qui paraissent au miroir de l’inconscient. Dans le même mouvement, rien ne s’oppose à ce qu’il se représente comme divinité et comme esclave de Gala, comme prince et comme bouffon. À la fois voyeur et exhibitionniste, il était inévitable qu’il se complaise dans la réification de son iconographie. En 1967, à l’occasion d’une exposition à l’hôtel Meurice, à Paris, il est temps d’en venir finalement à une théorie utile qui puisse discipliner la posture anachronique et résilier l’anarchisme d’antan. L’« Hommage à Meissonier » [texte écrit à l’occasion de la présentation de son tableau La Pêche au thon, en 1967], où il assure que « nous allons voir l’art pompier rejaillir soudain plus vivant, frais comme la rose », n’est pas une simple provocation supplémentaire mais une honnête profession de foi, l’aveu longtemps attendu d’une passion académique.
- Salvador Dalí, Oui, éd. Denoël, 2004, coll. « Médiations », 418 p., 22 euros. ISBN 2-207-25621-9 - Salvador Dalí et Louis Pauwels, Les Passions selon Dalí, éd. Denoël, 2004, coll. « Médiations », 228 p., 20 euros. ISBN 2-207-25620-0 - Salvador Dalí, Les Cocus du vieil art moderne, éd. Grasset, 2004, coll. « Les Cahiers rouges », 115 p., 6,80 euros. ISBN 2-246-42143-8 - Jean-Louis Gaillemin, Dalí, Le Grand Paranoïaque, éd. Gallimard, 2004, coll. « Découvertes Gallimard », 160 p., 13 euros. ISBN 2-07-076348-X
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Dalí à la ligne
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°197 du 8 juillet 2004, avec le titre suivant : Dalí à la ligne