Cinq ans après la publication aux éditions Adam Biro du catalogue raisonné de l’œuvre de Kazimir Malewicz (1), les éditions Thalia publient, du même auteur, la première grande monographie exhaustive en France consacrée à l’inventeur du suprématisme. L’historien de l’art Andréi Nakov, spécialiste de l’artiste et de l’avant-garde russe auxquels il a consacré plusieurs ouvrages, voit ainsi l’aboutissement de trente années de recherches, menées parfois dans des conditions difficiles. Entretien avec l’auteur d’un texte aussi érudit qu’accessible à tous.
Vous avez consacré près de trente ans à rédiger la monographie de Malewicz. Dans quelles conditions vous êtes-vous lancé dans l’aventure ?
Quand j’ai commencé à travailler en France, au début des années 1970, j’ai publié sur l’art moderne et la naissance de l’art abstrait. Très vite, mon intérêt pour l’art contemporain, mais aussi mes origines [la Bulgarie], m’ont mené à Kandinsky. Le sujet étant déjà pris d’assaut, je me suis alors intéressé au constructivisme russe. Dans ce cadre, je me suis arrêté quelques mois sur Malewicz. J’ai tout de suite senti l’importance du personnage et me suis attelé à publier ses écrits (2). C’est un livre qui, à mon grand étonnement comme à celui de mon éditeur, a été très bien reçu, tout comme l’exposition que j’ai ensuite réalisée sur Malewicz à la Tate, à Londres, en 1976. Je me suis ainsi lancé dans la rédaction de sa biographie.
Quelles sont les difficultés rencontrées lors de ce projet ? Vous évoquez notamment une censure contre l’« humanisme moderne » dans l’introduction au premier tome…
Lorsque j’ai démarré la biographie, nous étions alors en pleine guerre froide, l’Union Soviétique se recroquevillait sur elle-même de façon très violente. Je me suis souvent rendu en Russie au cours des années 1970 et 1980 ; j’y étais très mal vu, Malewicz étant considéré comme nuisible au régime. J’ai eu des problèmes tels que je ne pouvais plus travailler. D’une certaine façon, j’ai refait le parcours de Malewicz. Lorsqu’on travaille sur un artiste, on ne peut s’empêcher de s’identifier à lui. Quand le système a changé et que Gorbatchev est arrivé au pouvoir, les archives sont enfin devenues accessibles. Je suis une des premières personnes qui a pu y avoir accès. Cela m’a permis de rétablir un certain nombre de vérités sur Malewicz, à commencer par sa date de naissance (1879). En 1989, après la chute du Mur, l’engouement de l’Occident pour la Russie a aussi attisé les appétits financiers. Un nouveau marché de l’art est apparu, véritable colosse aux pieds d’argile parce qu’il manquait un socle, personne n’avait vraiment étudié la question. On vendait n’importe quoi, des faux, et quelqu’un comme moi, avec de l’expérience, devenait une personne gênante. J’ai eu beaucoup de problèmes, j’ai dû m’isoler pour travailler sur cet artiste oublié. Lorsque j’ai débuté, aucune date n’était fiable, on ne savait pas dans quel sens prendre ses œuvres. Tout au long de sa vie, Malewicz s’est heurté à un mépris très net pour l’idéalisme, auquel il a adhéré dès ses débuts. Son œuvre dérangeait. On lui a alors attribué un tas de petites anecdotes totalement erronées, faisant croire, par exemple, qu’il était analphabète. L’idéalisme de l’art moderne a fait l’objet d’un très grand mépris au cours des années 1930 et 1940, pas seulement en Union Soviétique, mais dans tout l’Occident, en France, en Allemagne. Il y avait un refus de ce qui était trop novateur, de ce qui dérangeait. Depuis, on redécouvre l’artiste et je pense que l’on ne fait que commencer.
Le catalogue raisonné de l’œuvre de Malewicz a paru en 2002. Quelle importance revêt-il par rapport à la monographie ?
Le catalogue raisonné m’a demandé de nombreuses années. C’était en quelque sorte l’annexe documentaire de la monographie. L’éditeur d’alors, la maison Adam Biro, devait d’abord publier la monographie, mais le projet a échoué. Trouver un autre éditeur a été un véritable parcours du combattant. Le sujet faisait peur, il était devenu très ambitieux par sa nature et par l’énergie que je lui avais apportée. Pierre Schneider, qui a publié la grande monographie sur Matisse, a connu des mésaventures similaires, tout comme Michel Seuphor avec sa première monographie sur Mondrian ; cela m’a rassuré ! J’ai eu beaucoup de chance qu’Aleksandra Sokolov [l’éditrice] fasse appel à moi. C’est un livre très volumineux, car il y a beaucoup à dire. Et il reste tant de choses à explorer… Par exemple, il n’y a pas de livre fiable sur le futurisme ni sur l’expressionnisme russes. Pour expliquer certains aspects de l’œuvre de Malewicz, j’ai été obligé de reprendre des pans entiers de l’histoire de l’art, non seulement russes, mais aussi occidentaux. De manière générale, l’histoire de l’art moderne est finalement peu connue. Même le cubisme n’a pas été profondément expliqué.
Parmi les mouvements d’avant-garde que Malewicz assimila, vous citez le rôle primordial du symbolisme dans sa création…
Quand j’ai parlé pour la première fois du symbolisme dans l’œuvre de Malewicz – c’était en Russie lors d’un colloque au début des années 1990 –, on m’a regardé comme un martien. Pourtant, ce courant constitue le fondement esthétique de sa pratique. En étudiant le symbolisme, j’ai pu trouver les origines du concept du « non-objectif », référence essentielle pour comprendre sa peinture. Le symbolisme a également été très important pour Malewicz à la fin de sa vie, au cours de sa période post-suprématiste. À mon sens, il n’existe à ce jour aucun ouvrage pleinement satisfaisant sur le symbolisme en général, simplement parce que celui-ci n’a pas été étudié du point de vue de l’art moderne.
Comment Malewicz se situait-il par rapport à son époque et aux autres artistes ?
Il était à cheval sur deux cultures : l’une catholique polonaise, l’autre orthodoxe russe. C’était un peintre russe d’origine polonaise. Par ailleurs, il avait complètement adhéré à la philosophie du symbolisme et était même allé beaucoup plus loin en créant le suprématisme. La société, extrêmement sophistiquée, qui fut le terreau du symbolisme, a été éliminée dans les années 1920 et 1930 par le nouveau pouvoir, matérialiste et anti-idéaliste. Ceux qui ont immigré en Occident n’ont pas continué sur la voix de la modernité, mais se sont repliés sur une sorte de spiritualisme un peu conservateur. Malewicz, lui, a poursuivi sur cette voix novatrice, en restant sur place. Utopiste absolu, il a cru au nouveau pouvoir et il s’est trouvé de plus en plus isolé. Seuls les artistes allemands et le Bauhaus lui ont ouvert leurs portes.
Quelle place l’architecture occupe-t-elle dans l’œuvre de Malewicz ?
L’architecture est un thème très important, surtout dans les années 1920. Malewicz a fait des choses très originales, très fortes, en ce domaine. C’est ce qui lui a donné un billet d’entrée en Europe. La discipline était un sujet si peu étudié qu’au moment où je faisais mon livre, je ne pensais lui consacrer qu’une vingtaine de pages ; au final, près de quatre-vingts pages sont dédiées à l’architecture. En 1926, Malewicz a réalisé une grande exposition avec ses « architectones » [modèles idéaux dans lesquels l’artiste se préoccupe avant tout des rapports des plans et des volumes] à Leningrad. Ce que l’on ignore, c’est que l’exposition organisée à Berlin en 1927 comprenait des peintures mais aussi des travaux d’architecture. La même année, Malewicz a d’ailleurs rédigé un traité sur le suprématisme dans lequel l’architecture occupe une place importante, document publié par le Bauhaus. Jusqu’à la fin des années 1950, ce livre est resté la seule source d’informations sur Malewicz en Occident. L’architecture a joué un rôle considérable lorsqu’il s’est retrouvé bloqué dans sa peinture, socialement, politiquement, mais aussi conceptuellement. Il avait effectué une telle avancée picturale qu’il était épuisé.
Dans les introductions aux quatre volumes, vous évoquez ce qui pourrait faire l’objet de nouvelles recherches en histoire de l’art…
On me dit souvent que la monographie représente l’ouvrage définitif sur Malewicz, ce à quoi je réponds que, au contraire, ce n’est que le commencement. Et ce, même dans le domaine du suprématisme (notamment au début des recherches de l’artiste sur ce qui deviendra le suprématisme). Il faudrait s’intéresser aux rapports de Malewicz avec le cubisme ou Picasso – il critiquait beaucoup ce dernier, mais de manière intelligente. Une réflexion sur le futurisme est également à mener. J’espère que ce livre encouragera des chercheurs à s’y lancer.
La monographie vous a-t-elle donné envie de concevoir une nouvelle exposition sur Malewicz ?
Actuellement, faire une exposition Malewicz serait très difficile, car une partie des tableaux est réclamée par un groupe d’héritiers lointains, la situation est bloquée. Mais j’aimerais monter une exposition sur ses dessins, cela expliquerait bien son œuvre et permettrait de montrer la qualité de l’image chez cet artiste. En travaillant sur les dessins, j’ai compris combien le langage avait de l’importance pour accéder aux formes. Et aussi à quel point cela avait dû être une révolution dans l’esprit de Malewicz que de réaliser des compositions purement abstraites. Accéder à l’œuvre puis la comprendre m’a pris énormément de temps, et il reste beaucoup à faire. Malewicz se situe encore dans la sphère des généralités ; on ne maîtrise pas le sujet. On parle du Carré noir ou du suprématisme sans voir les vrais mobiles stylistiques, ni comment l’œuvre a évolué. C’est l’objectif de mon livre : permettre aux gens d’accéder à l’œuvre. L’histoire de l’art, c’est les œuvres. Tout mon travail consiste à fournir des clefs pour pouvoir accéder à l’une des créations fondamentales du XXe siècle.
(1) Conformément au vœu de l’auteur, l’orthographe polonaise du nom de l’artiste a été adoptée pour cet article.
(2) Malewicz. Écrits, éd. Champ Libre, Paris, 1975.
- Andréi Nakov, Malewicz. Le peintre absolu, éd. Thalia, 2007, 1 596 p. (4 volumes sous coffret), 295 euros, ISBN 978-2-35278-012-0. À lire également : - Andréi Nakov, Kazimir Malewicz. catalogue raisonné, éd. Adam Biro, 2002, 448 p., 190 euros, ISBN 2-87660-293-8. - Andréi Nakov, Malewicz. Aux avant-gardes de l’art moderne, éd. Gallimard (coll. « Découvertes »), 2003, 128 p., 10,52 euros, ISBN 2-07-030192-3. Pour plus d’informations : www.andrei-nakov.org
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Andréi Nakov, historien de l’art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°265 du 21 septembre 2007, avec le titre suivant : Andréi Nakov, historien de l’art