Livre

Entre-nerfs

Alberola, "Le Fleuve"

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 22 septembre 2021 - 777 mots

Profus, volontiers mystérieux, parfois sibyllin, l’ouvrage né de la carte blanche que l’Imec a donnée à Jean-Michel Alberola distingue une institution – dynamique – et un regard – souverain. Singulièrement passionnant.

L’Institut mémoires de l’édition contemporaine (Imec) conserve à l’abbaye d’Ardenne, non loin de Caen, les archives des écrivains et éditeurs qui, mises à disposition des chercheurs, offrent d’approcher les arcanes de la création. Exemplaire, l’institution dévoile régulièrement ses perles et ses curiosités grâce à des publications et à des expositions trahissant un travail de transmission comparable à celui de la Maison européenne de la photographie ou de la Fondation Giacometti. On se souvient du travail odysséen de Valérie Mréjen qui, sollicitée par l’abbaye normande, investigua la richesse de l’Imec sur le thème de la soustraction et donna à voir autrement la nature même de l’archive, son idiosyncrasie déroutante et voluptueuse. Cet été, c’est à Jean-Michel Alberola que fut confié le soin d’approcher, physiquement et symboliquement, ces archives profuses, d’en remonter le « fleuve » peu tranquille, quitte à se perdre dans ses affluents, quitte à renoncer à l’embouchure, quitte à naviguer et se perdre dans la jungle de l’imprimé, comme Almayer chez Joseph Conrad, tout près de sa folie et si près de la vérité…

Luxuriance

La question est de taille : comment faire face à l’immensité ? Par quelle face escalader la montagne Imec, cette institution himalayenne qui, intimidante, peut décourager par sa richesse monumentale ? Comment dans la botte de foin trouver l’aiguille, dans ses archives océaniques trouver la nacre, celle qui dit la quintessence et le génie du lieu ? Comment s’en sortir dans cette luxuriance kafkaïenne, sauf, précisément, à aller du côté de Kafka, un auteur qui est apparu à Alberola, grand lecteur et grand regardeur, comme une pierre angulaire de la montagne magique ?

Le projet sera donc simple dans son intention et infini dans sa mise en œuvre : fouiller les archives jusqu’à mettre en valeur, par les livres, les documents et les photographies, tout ce qui permet de « suivre Kafka dans son désordre » et, à n’être plus « tenu en rien », essayer de sortir du terrier comme le personnage de la nouvelle homonyme de l’écrivain. Face nord, donc, face sombre, ubac merveilleux où s’écrivent en creux la maladie, la politique, le judaïsme et l’État, où le monde se révèle dans son aliénation et dans son impossibilité…

Mosaïque

Broché, de format moyen (19,5 x 26 cm), l’ouvrage accueille en première de couverture une poignante carte de visite du « Dr Franz Kafka » et, sur la quatrième, un document de travail de Jean-Michel Alberola qui, sur un petit papier velouté, entremêle des notes palimpsestes prises par l’artiste comme de petits cailloux laissés sur le chemin pour ne pas se perdre dans cette plongée dédaléenne. Ici, Kafka est une « boussole », un aimant, un pôle magnétique qui charrie mille idées, mille pièces hétérogènes, mille tesselles qu’Alberola, mosaïste des mythologies éparses, sait suturer et recueillir comme peu d’autres. Cette « apparition oblique du dessein filigrané dans la carte blanche », telle que la désignent dans leur préface Pierre Leroy et Nathalie Léger, respectivement président et directrice de l’Imec, peut assurément faire advenir de l’inattendu et de l’inespéré. Du sens, même. Derrière l’absurde et le nombre gît cette signification qui toujours se dérobe sauf, précisément, à affronter l’absurdité et le multiple. Kafka le savait, Alberola le suit, avec pour viatique une phrase de l’écrivain : « Sois inébranlable, fais croître les racines en profondeur et en largeur grâce à la puissance de ton regard… »

Archéologie

L’enquête – puisqu’il s’agit bien de cela – fut ardente, ainsi que l’atteste le cahier de quinze pages roses recensant les quelque six cents documents compulsés par l’artiste durant ses recherches, menées quinze mois durant. Une lettre de Jean-Paul Sartre à Jean Paulhan qui voit le premier évoquer subrepticement Kafka auprès du second, le brouillon manuscrit d’un texte d’Henri Meschonnic, une reconstitution de la bibliothèque de l’écrivain à partir des collections de l’Imec, une photographie du pont Charles de Prague, les publications pionnières de Marthe Robert, qui descendit si tôt dans le labyrinthe : sans discrimination typologique, selon un projet presque borgésien, Alberola prospecte, cherche et trouve sans fétichisme, restitue une histoire de la pensée kaléidoscopique, car le fleuve est parfois torrentueux et qu’il faut risquer de s’y noyer pour qu’affleure enfin l’obsession kafkaïenne des lettres françaises et, chemin faisant, du plasticien.

Servies par une superbe photogravure, parfaitement détourées, étayées d’un petit segment évoquant leur juste échelle, les archives deviennent des pièces à conviction, quand la conviction est en pièces et qu’il n’est plus qu’à l’organiser. Archéologie du savoir et exhumation épiphanique dont Alberola-Actéon, qui sait que le réel est une dérobade, est assurément passé maître. Ébouriffant.

Jean-Michel-Alberola,
Éditions de l’Imec, 200 p., 32 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°747 du 1 octobre 2021, avec le titre suivant : Alberola, "Le Fleuve"

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