Pour célébrer le tricentenaire de la naissance de Maurice-Quentin de La Tour (1704-1788), la rétrospective organisée au château de Versailles réunit une cinquantaine d’œuvres de celui que l’on considère comme le maître absolu du portrait au pastel, pour sa technique virtuose, son exigence de ressemblance et sa faculté de « pénétrer l’âme de ses modèles ».
Était-il cet homme prétentieux et hautain que représente Jean-Baptiste Perronneau dans son Portrait de Maurice-Quentin de La Tour ou cet artiste souriant à l’œil espiègle tel qu’il apparaît le plus souvent dans ses autoportraits ? Au regard des écrits de ses contemporains – Diderot, Mariette, Marmontel… –, le décrivant comme un homme sûr de son talent et de son importance, mais aussi anxieux et perfectionniste, Maurice-Quentin de La Tour apparaît en tout cas comme une personnalité forte, au caractère difficile, un homme de cercles et de salons qui ose tout dire, y compris aux membres de la famille royale. Un décalage entre sa propre représentation, l’image qu’il veut donner de lui et le regard des autres qui n’en finit pas de soulever des interrogations et qui montre, au vu du nombre d’autoportraits (ill. 3) qu’il produit, combien son image le préoccupe . Tout au long de sa carrière – qui correspond au règne de Louis XV –, il se consacre exclusivement au portrait, immortalisant les figures majeures de son siècle. Dans les portraits de commande comme dans les tableaux qu’il réalise pour ses amis, c’est inlassablement la même exigence qui le guide, celle de dépasser la vérité de la ressemblance physique pour aller au plus près des âmes et fixer ce que le critique Baillet de Saint-Julien nommait en 1753 « le sel volatil de l’esprit ».
Avec près de quatre-vingts pastels de l’artiste, le musée Antoine Lécuyer de Saint-Quentin – sa ville natale – peut s’enorgueillir de conserver la plus importante collection de portraits de La Tour. Légataire universel du fonds d’atelier du maître, ce musée qui vient d’être rénové et qui propose un accrochage des pastels entièrement repensé par son conservateur Hervé Cabezas, se sépare pendant quelques mois de quelques-unes de ses pièces à l’occasion de l’exposition rétrospective organisée au château de Versailles pour célébrer le tricentenaire de la naissance de l’artiste. Elle est la première véritable exposition monographique consacrée aux pastels de Maurice-Quentin de La Tour. À cause de leur extrême fragilité, ceux-ci ne sont que très rarement prêtés, pouvant difficilement voyager. Seule l’exposition de 1927, à la galerie Charpentier, à Paris, en présentait un ensemble significatif, aux côtés d’œuvres d’autres artistes importants des XVIIe et XVIIIe siècles. En réunir cinquante à Versailles est un tour de force, et l’événement a permis de mettre en œuvre de nouvelles études, un examen approfondi des pastels et de leur état de conservation, autant de recherches dont rend compte le catalogue. Les œuvres rassemblées proviennent du musée Antoine Lécuyer, mais aussi d’autres collections publiques (musées de Lyon, de Troyes, d’Aix-en-Provence…) et privées. L’exposition est présentée dans les appartements de Madame Victoire, au rez-de-chaussée du château, dans une scénographie qui privilégie la simplicité avec une présentation sur les lambris, dans l’intérieur d’époque avec son mobilier, tel que les pastels pouvaient être accrochés au XVIIIe siècle. Plutôt qu’une approche chronologique, Xavier Salmon, conservateur et commissaire de l’exposition, a choisi d’organiser le parcours selon quatre grands thèmes qui jalonnent ses cinquante années de gloire : l’importance de sa propre image – comme nous l’avons vu plus haut –, sa formation, l’élaboration des portraits et sa prestigieuse clientèle.
Le portraitiste attitré de la famille royale
On ne connaît que peu de choses de l’artiste avant le portrait qu’il fait de Voltaire en 1735, parfaitement maîtrisé. Ses influences sont multiples, celle de la Vénitienne Rosalba Carriera qui a introduit et popularisé l’art du pastel en France, mais aussi celles de Hyacinthe Rigaud, de Georges de La Tour, de la peinture flamande et italienne. On sait qu’il est encouragé par Louis de Boullogne, qu’il suit les conseils de Jean Restout – dont il fait le portrait, présenté au salon de 1746 – qui lui inculque de grands principes picturaux et lui apprend à donner du volume aux visages. Il s’est particulièrement intéressé à la manière avec laquelle les artistes parviennent à rendre compte de la psychologie d’un personnage (de La Rixe de musiciens de Georges de La Tour, Maurice-Quentin de La Tour retient l’expression d’un des personnages, qui devient le sujet de son Violoniste). Il n’existe aucune preuve que La Tour ait réalisé des peintures. S’il a reçu une formation chez des peintres, il n’a jamais exposé au salon autre chose que des pastels, et, fait exceptionnel, il y a supplanté la peinture par ses magistraux portraits. En 1737, il est agréé à l’Académie royale de peinture et de sculpture et envoie au Salon du Louvre deux pastels, un autoportrait et un portrait de François Boucher. Succès immédiat. Il participe dès lors à chacun des salons jusqu’en 1773. Avec des dates clés, comme la présentation du portrait du président Gabriel Bernard de Rieux en 1741 – le plus grand pastel jamais réalisé, deux mètres sur un mètre cinquante (conservé au J. Paul Getty Museum à Los Angeles, il n’est pas dans l’exposition) – ou encore L’Abbé Jean-Jacques Huber lisant, exposé au Salon de 1742, dont le visage est intégré dans une composition plus large que d’habitude. Ce n’est pas seulement un portrait mais aussi la description d’une ambiance, avec les deux bougies, l’une qui vient de s’éteindre, l’autre qui éclaire le personnage se délectant de sa lecture. La critique du salon est unanimement fascinée par une technique et un rendu qui dépassent la peinture à l’huile. Ses œuvres frappent les esprits, deviennent des références dans toute l’Europe, ses prix s’envolent et Louis XV choisit l’artiste comme portraitiste attitré de la famille royale. On sait par L’Inventaire des tableaux commandés et achetés par la Direction des bâtiments du roi que Maurice-Quentin de La Tour reçoit ses premières commandes en 1744, les dernières autour de 1762. Il réalise deux portraits de Louis XV – présentés aux Salons de 1745 et 1748 –, autant de la reine, trois du dauphin Louis de France, huit de la famille royale. Marie-Josèphe de Saxe – épouse du dauphin – fait également l’objet de plusieurs portraits dont un la représentant avec son fils, en pied, dans un pastel de grand format. Ces œuvres appartiennent à l’univers le plus intime des membres de la famille royale, ornant les murs de leurs pièces d’habitation.
L’une des qualités de cette exposition est de présenter, en parallèle à de nombreux chefs-d’œuvre, des études et des préparations qui renseignent sur le processus d’élaboration des pastels, et qui font la richesse du fonds du musée de Saint-Quentin. Les portraits de Claude Dupouch (ill. 7), du fermier général Jean-Baptiste Philippe, de l’abbé Pommyer, font ainsi l’objet d’ensembles exceptionnels. Dans ses préparations, le plus souvent réalisées sur papier bleu, c’est le visage qui préoccupe en premier lieu l’artiste, viennent ensuite les vêtements, les perruques, le fond, une fois le portrait achevé. Trois étapes en régissent la construction : d’abord un trait de pierre noire rudimentaire, puis un fond blanc apposé sur toute la surface du visage, enfin les traits colorés combinant hachures et estompe qui vont lui donner vie. Xavier Salmon a également choisi de montrer l’existence de plusieurs versions abouties d’un même portrait, ce qui soulève encore aujourd’hui des problèmes d’attribution, d’autant que le fonds de Saint-Quentin a fait l’objet de nombreux pastiches, notamment par les élèves de l’École royale de dessin créée par La Tour dans sa ville natale. L’artiste exécute lui-même des copies de ses œuvres, au point qu’il est parfois difficile de savoir quel est l’original, il n’a pas laissé de liste et ne signait pas. Il produit plusieurs préparations pour certains portraits, au cours de différents moments de pause. Isabelle de Zuylen, un des modèles dont Maurice-Quentin de La Tour exécute le portrait en 1766, raconte dans ses lettres adressées à Constant d’Hermenches ses séances, l’insatisfaction permanente et le perfectionnisme du maître. Il revient même à la fin de sa vie sur d’anciens portraits, qu’il gâche parfois par des rajouts, des retouches. Les pastels ne sont pas datés, certains peuvent l’être de façon assez précise grâce à la correspondance de l’artiste, aux biographies des personnages représentés et aux années de présentation des œuvres au salon. La clientèle de l’artiste est prestigieuse, rassemblant les figures les plus marquantes du siècle des Lumières, des généraux (Maurice de Saxe, ill. 6) aux financiers, des grands arrivistes comme Antoine Gaspard Grimod de La Reynière aux scientifiques, en passant par les artistes (Dupouch, de Silvestre, ill. 11, Vernezobre, Parrocel…), les collectionneurs, les écrivains et philosophes (Voltaire, ill. 5, d’Alembert, Rousseau, ill. 4), les musiciens et chanteurs (Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville, Marie Fel). Maurice-Quentin de la Tour jouit d’une immense reconnaissance de son vivant jusqu’aux tourments de la Révolution, avant de tomber dans un oubli dont il ne sortira qu’une cinquantaine d’années plus tard. Au xixe siècle, on assiste à un nouvel engouement pour son œuvre, notamment à travers de vifs débats autour de l’authenticité de certains pastels. Il est le « peintre » de ceux qui ont compté, plus par leur talent que par leur naissance, et a su élever le pastel au rang tant convoité de la grande peinture. Sa fascinante galerie de portraits est une gigantesque page d’histoire. Toutefois, l’artiste s’intéresse davantage à la psychologie de ses modèles qu’à leur biographie. « Ils croient que je ne saisis que les traits de leurs visages, mais je descends au fond d’eux-mêmes à leur insu et je les remporte tout entiers », dit-il. Sous le modelé délicat des visages, leur rondeur et leur volume, dans le grain du pastel et le velouté des matières, par telle nuance ou tel petit trait décrivant une ride d’expression, c’est le personnage dans son être le plus profond qui surgit du papier.
Dans le cadre du Mois du pastel et en parallèle à la rétrospective de Versailles, plusieurs musées proposent des manifestations autour de cette technique. Le musée du Louvre présente, autour de La Marquise de Pompadour, les œuvres de Maurice-Quentin de La Tour conservées au cabinet des Arts graphiques, notamment une série d’études d’expressions, un autoportrait, les portraits de Jean Restout et de Jean-Baptiste Lemoyne. Le musée Carnavalet a choisi de montrer un ensemble de pastels, de façon chronologique, dans l’ensemble des salles du musée. L’Étude de pied de Miss O’Murphy par François Boucher ou le Portrait d’Yvette Guilbert par Jacques-Émile Blanche comptent parmi les curiosités d’un fonds riche de cent quatre-vingts pièces. Au musée Condé de Chantilly, c’est une quinzaine de pastels des xviie et xviiie siècles qui sont réunis, avec beaucoup d’inédits et la présentation d’un tableau de Rosalba Carriera. Le musée des Beaux-Arts de Valenciennes permet quant à lui de découvrir deux grands pastels de Paul-Élie Gernez, artiste important des années 1930. Ce ne sont que quelques exemples d’événements parmi beaucoup d’autres, organisés à Amiens, Beauvais, Cambrai, Douai ou Lille. - Renseignements, dates et programme des expositions du Mois du pastel : www.mquentindelatour.com, www.culture.gouv.fr
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Maurice-Quentin de La Tour
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €‹ L’exposition « Maurice-Quentin de La Tour, le voleur d’âmes » est ouverte du 14 septembre au 12 décembre, tous les jours sauf le lundi de 12 h 30 à 18 h 30 jusqu’au 31 octobre, de 12 h 30 à 17 h 30 ensuite ; ouvert le 1er et le 11 novembre. Tarif unique : 4,5 euros. VERSAILLES (78), château (entrée cour de Marbre), tél. 01 30 83 78 00, www.chateauversailles.fr. - L’exposition « Une vie et une œuvre dans un fonds d’atelier » est ouverte du 16 juin au 13 décembre, tous les jours sauf le mardi et le dimanche matin, de 10 h à 12 h et de 14 h à 17 h, jusqu’à 18 h le samedi. SAINT-QUENTIN (02), musée Antoine Lécuyer, 28 rue Antoine Lécuyer, tél. 03 23 64 06 66, www.saint-quentinois.com/saintquentin/musee_lecuyer
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°561 du 1 septembre 2004, avec le titre suivant : Maurice-Quentin de La Tour