Matali Crasset, le quotidien intégré

L'ŒIL

Le 1 juillet 1999 - 1495 mots

Grâce à ses objets conçus pour la vie quotidienne, Matali Crasset est devenue la nouvelle star des jeunes designers français. Elle a travaillé avec Philippe Starck. Elle a dessiné des objets pour Telefunken, Thomson Multimédia ou Saba. Quant à Seb et L’Oréal, ils s’intéressent sérieusement à elle. Matali Crasset, un jeune talent à suivre de très près.

Son nom court de bouche en bouche dans le monde du design. Pourtant Matali n’est pas une espionne style Mata Hari, c’est une jeune femme à la fois sérieuse et drôle, fantaisiste et les pieds bien sur terre, qui court, qui court, des idées plein la tête, toujours en retard d’un vieux projet à concrétiser, toujours en avance d’une scénographie pétillante et colorée. Matali Crasset est la nouvelle star des jeunes designers français. Une surdouée, une boulimique. Elle a tellement vite tout compris qu’elle s’est d’abord créé sa propre image. Elle a « désigné » sa tête et son look avant d’en « dessiner » l’icône : coupe de cheveux à la Jivaro ou à la Courrèges, style Manga, long corps androgyne zippé de couleurs fluos, une bouille ronde d’enfant, des yeux grands ouverts, une bouche qui sourit sont devenus graphiquement son logo alter ego. Tout est dans cette signature, la simplicité et la simplification, l’humour, la communication directe et facile, et, à cause du sourire, l’amabilité. Cette modestie, si absente du star system, qui veut que l’on se soucie de l’autre se nomme « empathie ». Cette attention à autrui la caractérise dès 1994 dans son projet The Emphatic Chair, qui consiste en une chaise destinée au milieu urbain et qui, par quelques petits « riens » modulables et changeants – de simples éléments qu’on accroche –, en transforment les usages. Ainsi on peut lui ajouter un perchoir à oiseaux pour les attirer, une clochette à musique qui s’agite selon le vent, un strapontin pour accueillir près de vous un enfant, un porte-bicyclette destiné plus spécialement aux habitants d’Amsterdam pour les remercier de lui avoir octroyé une bourse lui permettant de mener à bien ce projet, mais aussi un miroir pour regarder passer les nuages, une tablette pour poser un verre... bref une chaise à tout faire dans un monde poétique. On l’aura compris Matali s’intéresse aux objets doués de sensibilité. Ceux qui ont ce « petit plus » qui apporte gaieté et intimité aux êtres humains. Elle aime les objets multifonctionnels, inattendus, qui peuvent réserver des surprises. Elle veut dépasser leur fonction première. Elle déteste la rigidité, lui préférant toutes les possibles métamorphoses. Elle désire traduire les sentiments, les émotions. Et pour cette jeune femme en prise avec son époque tout ceci n’est traduisible que grâce aux nouvelles technologies. Matali, avec sa perspicacité mais aussi avec son solide bon sens, a inventé la technologie sensible : « J’aime apporter quelque chose dans l’objet qui soit autre que sa fonction principale. Créer un objet un peu hybride dont les fonctions secondaires répondent à des besoins inconscients. Lui donner le pouvoir de faire des clins d’œil, d’être modulable, transformable. Élargir toujours sa fonction principale. » En résumé, imaginer que la chaise peut ne pas uniquement servir à s’asseoir. Ainsi par exemple pour la chaise joliment appelée Jules est plutôt dandy (1997) faite pour que Jules puisse suspendre à la patère qui est derrière le dossier, sa cravate de soie ou son foulard... Un autre fauteuil, Caprice de Ugo, s’ouvre comme une fleur : ses bras se rabattent de chaque côté et deviennent tablettes pour poser un livre, une tasse, ce que l’on veut selon l’humeur du moment. Toujours dans sa série Les Amis de Matali qui déclinent son sens aigu de l’hospitalité, Quand Jim monte à Paris est un lit d’appoint avec sa couverture pliée qui se loge, dans la journée, à l’intérieur d’une colonne sur laquelle sont accrochées une horloge-réveil et une lampe amovibles. Gain d’espace, nomadisme, au service de la convivialité.
Matali vient d’un petit village où l’idée même de design est inconnue. Et pourtant est-ce là, à la campagne, qu’elle a appris à observer les rites quotidiens ? Est-ce dans sa famille – une tribu unie où l’on se serre les coudes –, auprès de sa sœur jumelle, ou auprès de sa mère, – une femme chaleureuse dans le moindre de ses gestes –, qu’elle a appris la fraternité ? Est-ce là encore qu’elle a commencé à démonter les structures des objets pour mieux les reconstruire, leur ajouter un détail accueillant, amusant, créant ainsi de nouveaux échanges ? Montée à Paris, elle a attrapé le virus du design à l’École nationale supérieure de Création industrielle/les Ateliers, la célèbre école de la rue Saint-Sabin, où elle est restée quatre ans. Et le design s’attache à elle, nuit et jour pour toujours. Elle a tellement apprécié cette école qu’elle y enseigne à son tour aujourd’hui. Dès sa sortie, elle est déjà connue pour son projet Trilogie domestique, où, elle développe sa philosophie d’une technologie attentionnée : un mitigeur qui mélange eau et savon, répand du parfum et provoque des remous à la surface du bain ; une lampe-veilleuse-réflecteur ; un diffuseur de chaleur en plastique. Ce projet de diplôme restera son point de repère, son manifeste : s’intéresser non pas à la forme ou à l’esthétique (cela a déjà été fait mille fois avant elle), mais à la genèse des choses. Aller plus loin, creuser, se questionner sur le pourquoi et le comment des fonctionnements. S’asseoir, oui, mais pour quoi faire ? Comment changer la façon monotone dont l’eau coule du robinet ? Comment innover quant à la diffusion de la lumière ? Matali, vaillante et têtue, a toujours su répondre « présente » lorsque la chance lui souriait. En 1993 elle réussit à rentrer dans l’agence de Philippe Starck. Mieux, elle travaille avec lui dans le groupe Thompson Multimédia et apprend alors les ficelles d’une grande structure industrielle. Là aussi elle peut réfléchir sur les comportements mais en phase directe avec ces nouvelles technologies dont elle est si friande. Tout en continuant parallèlement à améliorer ses propres projets visant à assouplir les usages avec une méthode et une démarche assez proches de celles des anthropologues, elle cherche indéfiniment à simplifier et à humaniser les objets. À leur créer des appendices, à les enrichir, les compléter. Elle se donne à fond, en tant que responsable du programme Tim Thom, pour faire évoluer les produits électroniques et les rendre moins froids. Ainsi naissent la radio Telefuken Ici Paris, la radiocassettes Don. O et la merveilleuse petite boîte molle du baladeur Saba, le petit walkman qui ressemble tant à son propre sigle. « J’ai voulu le rendre sympathique en abordant le projet sous un autre angle. J’ai simplement montré sa fonction en laissant apparaître à l’extérieur les deux petits trous de la cassette invisible à l’intérieur. » Après son aventure starckienne elle se lance maintenant toute seule dans la concrétisation de ses projets bien peaufinés et tous dotés d’un nouvel état d’esprit. Fervente du plastique, elle l’exploite différemment : « Dans les années 70, on travaillait le plastique dans sa “plastique”. On restait très attaché à la forme de l’objet, ce qui correspondait aux besoins du moment. Le plastique était alors un des supports de l’idéologie de cette époque. Aujourd’hui, il n’y a plus d’utopies. On l’utilise plus dans l’intégration du quotidien. On le trouve désormais couramment dans les arts de la table, par exemple, en concurrence avec le verre. Il a finalement gagné ses lettres de noblesse. Il est devenu très stable, doué de mille possibilités. C’est le matériau contemporain par excellence, et il est encore en constante évolution. » Elle se fait éditer par Glassbox, Authentics, Glassex et, pour ses meubles, par Domeau et Perès. Elle va probablement travailler avec Seb, l’Oréal et on fait appel à elle pour des scénographies intérieures. Bref on lui demande du « Matali » ! Elle met au point son projet d’objets « autogènes », c’est-à-dire d’objets qui ont la faculté de se régénérer eux-mêmes, d’être autosuffisants comme par exemple cette lampe qui se recharge avec la lumière du soleil... Elle veut plus que jamais... « casser les typologies. Mettre en relation différents éléments entre eux au lieu de les garder isolés. Imaginer un mobilier plus en rapport avec notre façon contemporaine de vivre et de penser ». Cela existe dans la mode alors pourquoi pas dans le design ? « Il y a encore un fossé énorme entre notre monde et la façon de concevoir notre vie dans nos appartements qui n’ont pas changé d’un pouce depuis des décennies ! » et elle ajoute : « Il n’y a pas forcément une révolution à apporter, juste à transformer, par de petites choses, notre regard. Voyez comme la couleur est en train de transformer l’électroménager, voyez ces frigos bleus, ces robots jaunes... » Matali raffole de la couleur : « J’aime la surprise qu’offrent les mélanges de couleurs entre elles. De ces rencontres naît le pétillant de la vie ! »

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°508 du 1 juillet 1999, avec le titre suivant : Matali Crasset, le quotidien intégré

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