Ecrivain, érudit, amateur d’art et collectionneur, Mario Praz (1896-1982) nourrissait une passion : celle des aquarelles d’intérieurs, fidèles représentations d’appartements avec leurs meubles, objets et œuvres d’art, qu’il n’a cessé de rassembler. Praz en aimait l’exactitude qui le faisait entrer dans un décor et retrouver l’esprit et la sensibilité d’une époque, notamment celle du néoclassicisme. Sorties de leur appartement romain, ces aquarelles sont à voir à Paris, à la bibliothèque Paul Marmottan.
Mario Praz a sûrement été l’un des grands esprits du XXe siècle. Le Centre Georges Pompidou n’avait pas hésité à lui consacrer en 1989 un hommage où il rejoignait, dans la galerie des Illustres, Henri Focillon, Erwin Panofsky, Roger Caillois, Georges Dumézil. Sa notoriété n’est certes pas celle des grandes vedettes médiatiques mais faut-il rappeler qu’il a su inspirer en 1974 Luchino Visconti. Dans Violence et Passion, il fut le modèle de ce vieux professeur, si distingué, si cultivé, tout entouré de la beauté de ses collections, que vient déranger et transformer la jeunesse inattendue de nouveaux voisins. Ce professeur, savant décrypteur des livres d’emblème de la Renaissance, spécialiste internationalement reconnu de la littérature romantique, a une bibliographie qui est une des curiosités du genre : pas moins de 2642 numéros, dont quelques ouvrages majeurs. Quand Mario Praz n’écrivait pas, il collectionnait. Il s’est ainsi entouré de meubles, de tableaux, de dessins, d’objets avec lesquels il ne cessa de dialoguer. Son appartement, sa collection étaient le laboratoire, le jardin réservé où le savant écoutait les voix du silence, cherchait à apprivoiser, à comprendre l’âme du temps passé, celui en particulier du néoclassicisme, de ces années 1760-1830 qui furent son époque de prédilection, celles qu’il a aimées d’un vrai amour.
Mario Praz a raconté dans la Casa della Vita (1958-1979), ouvrage traduit en 1993 sous le titre de la Maison de la Vie, l’histoire de ses appartements, puisqu’il habita successivement à Rome le Palazzo Ricci, via Giulia, en 1934 et à partir de 1969 le Palazzo Primoli, via Zanardelli, à deux pas de la Piazza Navona. Après bien des péripéties dont certaines frisaient le tragique, grâce à l’implication de disciples fervents du maître des goûts, l’appartement du Palazzo Primoli est devenu un musée. L’Etat italien acquit les collections en 1986 dans l’intention de les laisser sur place ; l’appartement-musée a été ouvert en 1995. Ainsi s’est constitué, dans une Rome qui n’en manque certes pas, un nouveau lieu à vocation mythique. A côté et au-dessus du Museo Napoleonico, où le comte Primoli, ce descendant de Lucien Bonaparte avait constitué un ensemble voué à la célébration des napoléonides, l’appartement de Mario Praz permet de relire la Casa della Vita, ce livre où le maître, à partir des objets qu’il avait rassemblés part, en neveu spirituel de Marcel Proust, à la recherche d’un temps perdu et retrouvé, celui des styles. Ce collectionneur qui aimait moins les objets pour eux-mêmes que pour les liens qu’il s’ingéniait à tisser entre eux, avait une passion : ces représentations d’intérieurs, peintes ou aquarellées, qu’il ne cessa de rassembler et, quand il le put, d’acquérir. Elles lui offraient bien sûr une documentation, mais surtout lui permettaient de comprendre comment à une certaine époque les éléments d’un mobilier se réunissaient, s’agençaient, composant et révélant ainsi un intérieur, celui des lieux, celui de l’âme de leurs habitants.
Dans le secret des particuliers
C’est avec ces descriptions figurées que Praz a bâti son étonnante édition illustrée de la Filosofia dell’Arredemento, parue en 1964. L’ouvrage qui reprenait et développait une première version de 1945, comportait un sous-titre : I Mutamenti nel Gusto della Decorazione interna attraverso Secoli. Cette édition fut aussitôt traduite en français sous le titre L’Ameublement, psychologie et évolution de la décoration intérieure. Etrange ouvrage qui est autant celui d’un penseur que d’un historien, livre qui parle moins de l’apparence stylistique que des motivations qui accompagnent le jeu des formes. Praz a dit et redit la fascination qu’exerçaient sur lui ces aquarelles. Qu’elles ne soient pas, pour la plupart, dues à de grands artistes, qu’elles soient même le plus souvent restées anonymes ne le gênait pas, au contraire. Celui qui relève un intérieur doit être un modeste. Y ajouter une vision trop personnelle, une manière trop reconnaissable reviendrait à troubler le constat, à introduire un étranger phraseur dans le secret des particuliers. Praz en aimait l’exactitude, le précisionnisme, l’humble notation de ce qui existe ; les détails apparemment insignifiants sont en effet la trace d’une vie réelle. « La précision des peintres d’intérieurs a quelque chose d’hallucinant », a-t-il écrit en pensant à une célèbre aquarelle d’Auguste Garneray, représentant le salon de musique de La Malmaison en 1812, aquarelle qui permet par exemple de retrouver sur les murs les tableaux à sujet troubadour tant aimés par Joséphine. « Dans la vie courante, ajoutait Praz, observe-t-on avec une telle minutie la décoration d’une pièce ou ne se limite-t-on pas, plutôt, à embrasser du regard l’ensemble dont on garde des impressions vagues et parfois tout à fait illusoires ? » L’aquarelliste a sur le notaire et ses états de lieux et inventaires un avantage : il ne se contente pas d’une liste ; il transcrit les situations dans l’espace, les positions réciproques, les relations entretenues entre le fauteuil, le voilage, le papier peint et le cadre oublié sur la cheminée. On ne saura pas si l’aquarelliste se permettait de déplacer certains objets, d’en oublier d’autres mais il avait ce regard compréhensif, absorbant le réel dont la photographie allait, bien à tort, revendiquer le monopole. Praz, du reste, s’est refusé à utiliser celle-ci ; l’illustration de la Filosofia dell’Arredamento ne reproduit que ces aquarelles qui ont pour lui l’avantage de la lucidité et qui permettent par le bon usage de la perspective de mieux embrasser l’univers d’une pièce que ne saurait le faire l’objectif du photographe. Ces descriptions figurées valaient pour Praz celles d’un Balzac ou d’un Flaubert. Mais, pour lui, il manquera toujours à la littérature « cette exactitude qui seule peut rendre les choses tangibles ». Les aquarellistes, parce qu’ils ne sont pas des romanciers, ne supposent pas, ne suggèrent pas ; ils font voir. Praz avait besoin comme un saint Thomas, de toucher et le vedutiste d’intérieur trompe l’œil et surtout la main. L’absence de personnages, qui est une des caractéristiques de ces aquarelles, ne décevait pas Praz. Elle était le gage que l’ameublement était bien le vrai et principal héros de cette muette représentation. Dans les Conversation piece, ces peintures, également chères à Praz, représentant des familles, les personnages sont bien le sujet principal ; dans les aquarelles d’intérieur ce sont les meubles, objets et décors qui parlent pour ceux qui y vivent et qui viennent de se retirer pour mieux les laisser témoigner. Dans un passage fameux, dont il donnera plusieurs variations, Praz a ainsi résumé son intuition : « ces salles et ces pièces, demeurées telles qu’elles furent lorsque y vivaient ceux dont elles reflétaient le goût, me semblent vibrantes d’attente, animées encore par une chaleur humaine, comme un lit que vient à peine de quitter celui qui y a reposé... ».
Ces aquarelles peuvent certes représenter des intérieurs historiques ; des souverains, des grands de ce monde ont pu y habiter ; des scènes mémorables s’y sont peut-être déroulées. Mais cela n’intéressait vraiment pas Praz, même s’il avait acquis une vue du Palais de Naples qui le faisait penser aux moments tragiques où Murat et Caroline voyaient leur royaume s’échapper. Dans ces aquarelles, seul témoigne le décor. Les personnages, célèbres ou anonymes, se sont effacés. On n’entend plus que le chuchotement des objets qui nous racontent une histoire encore plus intéressante que l’événementielle, l’histoire des sensibilités, celle de la manière dont à une certaine époque on s’est assis, assoupi, dont on a laissé errer son regard sur les murs, sur les tableaux, dont on a suivi le trait de lumière qui passe entre les rideaux, dont on a caressé le tissu d’un accoudoir. « Ces aquarelles, dit Praz, conservent si bien le goût de leur époque que les portes et les fenêtres semblent ne plus avoir été ouvertes et que nous respirons l’âme enfermée en elles, comme un parfum emprisonné dans de vieux flacons ». L’essence que Praz savait extraire de ces aquarelles, conservées si précieusement dans un tiroir de son bureau du grand salon, était rien de moins que l’esprit, la sensibilité d’une époque. Praz utilisait volontiers le vocable allemand de Stimmung, qu’il traduisait à peu près par « sentiments d’intimité ». C’est la manière dont les individus vivent avec leur mobilier, dans leur décor qui définit, mieux encore que les formes et les détails stylistiques, la modernité qui caractérise une génération ou encore les différents héritages géographiques, climatiques, culturels. L’album Saÿn-Wittgenstein, recueil témoignant des diverses demeures d’une famille citoyenne de l’Europe du XIXe siècle, avait permis à Praz de suivre ce qui unissait et différenciait un intérieur moderne, habité par une même personne, que ce soit en Ukraine, en Prusse ou à Paris. A travers ses propres aquarelles, il suivait le passage des années impériales, qu’il considérait comme l’été du néoclassicisme, à l’automne des années 1830 avec leurs « délicieuses gaucheries Biedermeier ». Ces variations du goût ne le choquaient pas, elles l’émouvaient, même lorsque l’« Apollon du Belvédère endosse sa robe de chambre, enfile ses pantoufles et prend sa pipe », quand il passe de Napoléon Ier à Louis-Philippe. Pour Praz, ces aquarelles, instantanées d’intérieurs qui ne prétendaient pas forcément être des modèles de design, rappelaient combien les partis stylistiques, dans leur volontarisme, sont nécessairement et heureusement humanisés par la grâce de ceux qui y vivent au jour le jour. Un style, « le sentiment » d’un style reste cette rencontre entre les formes et les hommes, entre l’appropriation des premières par les seconds, et la transfiguration de ceux-ci par celles-là. C’est la grande leçon de ces aquarelles, un moment sorties de leur appartement romain, en hommage à ce Paul Marmottan auquel le jeune Praz avait rendu visite dans les années 30 et qui devait rester pour lui un modèle du collectionneur et amateur du cher néoclassicisme.
L’exposition « Scènes d’intérieur, aquarelles des collections Mario Praz et Chigi » est ouverte du 20 novembre au 15 février 2003. Bibliothèque Marmottan, 7, place Denfert-Rochereau, 92100 Boulogne-Billancourt, tél. 01 41 10 24 70.
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Mario Praz
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°542 du 1 décembre 2002, avec le titre suivant : Mario Praz