Marie-Laure Bernadac à propos de Matisse

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 septembre 2002 - 1300 mots

Conservateur en chef au Musée Picasso, auteur de nombreux ouvrages et textes de catalogues sur le peintre, Marie-Laure Bernadac a notamment été le commissaire des expositions « Le dernier Picasso » au Centre Georges-Pompidou, en 1987, et « Toros et toreros » au Musée Picasso, en 1993. Elle se prête au jeu de la confrontation et nous parle de Matisse.

Que trouvez-vous chez Matisse que vous ne trouvez pas chez Picasso ? 
Un bonheur, un plaisir de peindre, une sensualité de la couleur... une lumière. Matisse, c’est le peintre par excellence, ce que n’est pas Picasso. Avec lui commence vraiment l’histoire de la peinture moderne. Picasso n’est pas qu’un peintre ; c’est un artiste complet, un monstre, un génie, « sans piédestal », comme l’écrit son ami Michel Leiris, mais un génie solitaire sans descendance directe, alors que l’influence de Matisse est considérable parce qu’il a engendré toute une descendance et créé une filiation. Il jette un pont après le post-impressionnisme du fauvisme jusqu’à la peinture américaine, jusqu’à Buren, Supports-Surfaces... jusqu’à la peinture aujourd’hui. Matisse a véritablement assumé ce que lui avait prophétisé Gustave Moreau :
« Vous allez simplifier la peinture. » Ce qui lui a permis d’ouvrir une nouvelle voie.

Comment s’y est-il pris ? 
En la poussant jusqu’à une sorte d’incandescence – qui a peut-être aussi une limite, ou une fin – mais qui est la peinture même, dans sa matérialité, dans sa sensualité, et dans ce rapport absolu de la forme et du fond, de l’espace
pictural plat à deux dimensions. Matisse, c’est la picturalité pure alors que, pour Picasso, la peinture n’est jamais qu’un moyen parmi d’autres, comme le collage, la sculpture, le dessin, la gravure, la céramique, la poésie, etc. Matisse vient, comme Picasso, de Gauguin, de Cézanne, de Delacroix. Mais il reçoit l’influence et les leçons de l’Orient. Il a porté son intérêt pour l’icône dans la peinture occidentale et instruit par-là même la peinture abstraite de tous les grands Américains, comme Rothko, Newman, Kelly, Stella, Marden ou Ryman, ainsi qu’une certaine peinture française des années 70 préoccupée par l’idée de tableau.

Matisse, cependant, n’est pas qu’un peintre. Quel regard portez-vous sur son œuvre de sculpteur ?
Au regard d’une histoire de la sculpture du XXe siècle, c’est une partie de sa production qui, je dois l’avouer, ne m’intéresse guère. Certes, à l’intérieur de sa démarche sur l’expression du volume, il s’aventure sur des chemins singuliers, notamment avec ses Dos, mais cela reste une sculpture de peintre sans suite. Il ne traite pas la sculpture pour elle-même. Je le dirais pareillement de son œuvre dessinée. Chez lui, celle-ci relève davantage d’un art de la ligne, du dessin couleur que du dessin pur. Il est très instructif à ce propos de comparer le film que Philippe Este a tourné en 1946, L’Art retrouvé, avec celui que Luciano Emmer réalise sur Picasso en 1953. On y voit Picasso et Matisse en train de dessiner. Picasso trace une esquisse de La Guerre et la Paix directement sur le mur : il part d’un bout de pied puis file d’un seul coup sa figure. C’est ce fameux dessin conceptuel, fait tout d’un trait, qui caractérise la manière de l’artiste. Avant même de la dessiner, Picasso tient sa forme complète, parfaite. Il sait où il va. C’est du disegno. L’autre film montre en revanche Matisse en train de brosser le portrait d’une femme. C’est absolument bouleversant. On voit les hésitations, les gommages, les tremblements de la main. Le trait n’est pas facile chez Matisse. Le dessin, pour lui, est un effort terrible, dans sa quête de saisir la réalité. Si cela produit parfois de magnifiques résultats, comme dans la série des Nus dans l’atelier, ou la dernière série des fleurs, ce ne sont que des formes pures, des arabesques, des contrastes de lumière... Et, à la fin de sa vie, les papiers collés procèdent bien plus d’une décantation totale de la forme que du dessin
lui-même.

N’est-ce pas parce que la démarche de Matisse se situe pour l’essentiel du côté apollinien de la création telle que la définit Nietzsche dans La Naissance de la tragédie ?
Absolument. L’harmonie, l’équilibre de la composition, l’économie de moyens, ce sont les critères que revendique l’artiste. Luxe, calme et volupté, Le Bonheur de vivre, Le Luxe, Les Ateliers, La Danse, le Nu bleu : ses œuvres majeures sont là pour le souligner. Cela n’a rien à voir avec le cliché d’une peinture bourgeoise, comme certains l’ont dit à propos de la période de Nice. C’est bien au-delà une forme de spiritualité évidente. D’une certaine façon, c’est comme si Matisse avait toujours travaillé la même chose ; d’ailleurs, comparé à Picasso, il est beaucoup moins prolixe et divers que lui. Il creuse une seule idée pour parvenir à des formulations d’une simplification incroyable, celle de « dessiner dans la couleur ». Ce qui reste étonnant, c’est l’incroyable fortune critique qui s’en suit.

L’actualité de Buren à Beaubourg en acte la pérennité. 
Parce qu’il y est question de l’espace de la peinture, ce que Matisse avait prévu. Ses plus grandes réussites ne sont-elles pas les grandes décorations murales in situ qu’il réalise ici à la Fondation Barnes, là à la chapelle de Vence ? Cette façon de quitter le champ du tableau a toujours été dans la logique de son travail.

Eu égard à l’exécution, le paradoxe entre La Danse et la chapelle de Vence est que pour l’une,
il fait appel à un peintre en bâtiment alors que, pour l’autre, il met lui-même la main à la pâte. Comment approcher cette différence du faire ?
Non seulement c’est une question de dimension – la chapelle de Vence est une petite entité architecturale – mais Matisse éprouve le besoin d’y incarner quelque chose de lui-même. Là, il a besoin d’être dans une confrontation directe du pinceau avec les objets, les lieux qu’il veut recréer, donc de tout faire lui-même. D’une certaine façon, Vence, c’est une œuvre totale. Il a envie d’être présent. Sa présence doit être partout.
C’est de l’ordre du sacré. Il n’est plus question de représentation, mais d’une présence de l’objet/peinture, dans les vitraux, les murs, les chasubles, etc., qui n’a plus rien à voir avec l’histoire de la peinture de chevalet. On ne peut pas dire la même chose des compositions murales de Picasso (la chapelle de Vallauris n’est pas la chapelle de Vence).

De quelle nature était donc la quête de Matisse ?
C’est une quête fondamentalement métaphysique, spirituelle, donc religieuse ; et elle est portée par une grande sagesse et une totale plénitude. Picasso disait à Tériade en parlant de Matisse : « Il a un soleil dans le ventre... et au fond, il n’y a que l’amour. » Même s’il y a ici et là beaucoup de difficultés, l’œuvre de Matisse n’est pas souffrance. Elle est portée par la grâce. La mort y est absente. L’amour lui-même est à peine effleuré. Ni Eros, ni Thanatos. Simplement une pure joie de vivre.

Quel est donc pour vous le tableau de Matisse qui condense toutes ces qualités ?
Sans aucune hésitation, je vous répondrai : La Conversation, cette œuvre sublime de 1911 qui était dans la collection de Chtchoukine et à
propos de laquelle celui-ci écrivit à Matisse :
« J’ai votre Conversation devant moi. Elle est comme une icône. » Il y a dans ce tableau un
mystère, quelque chose d’une grande spiritualité qui est extrêmement émouvant et au-delà de tout
formalisme. Quelque chose qui nous échappe, comme dans La Leçon de piano, et que nous savons ne jamais pouvoir atteindre. Qui est cet homme en pyjama ? D’où viennent les personnages ? Quelle relation y a-t-il entre eux ?
Il y a dans ce tableau, au-delà de sa perfection formelle, quelque chose d’intime et d’indicible qui est la marque des grands chefs-d’œuvre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°539 du 1 septembre 2002, avec le titre suivant : Marie-Laure Bernadac à propos de Matisse

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