Marcher est-il un art ?

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 23 juin 2015 - 954 mots

L’été est propice aux longues promenades à pied. C’est pourquoi vous rencontrerez peut-être sur les sentiers pédestres des artistes en quête de sens et d’identité, cartes ou appareils photo à la main. Pour l’essayiste et critique d’art américaine Rebecca Solnit, c’est une évidence : la marche est un art, comme elle l’écrivit dans L’Art de marcher traduit en 2002.

Cette certitude se charge sous sa plume d’une densité rare qui unit la nature à l’homme dans un même rythme, une nécessité écologique autant qu’une quête personnelle. Thierry Davila a lui aussi rédigé un opus en 2002, devenu depuis un classique : Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle (réédité en 2010) : « Depuis la Renaissance, au moins, l’iconographie de l’art occidental est traversée par des “hommes qui marchent” dotés d’une signification mythologique, religieuse, sociale ou politique, qui en scandent les modifications stylistiques », écrit-il. Et le lecteur de penser spontanément à l’errance christique dans le désert mais aussi à la figure du Juif errant. Au Frac Lorraine de Metz, Béatrice Josse est partie de cette même généalogie pour confronter la marche comme refuge contemporain des âmes urbaines à la marche de l’exil, subie, forcée, une marche déchirante qui vient le plus souvent se heurter à des conventions administratives. « Tous les chemins mènent à Schengen », dit le titre de l’exposition estivale qui n’a plus grand-chose de bucolique, croisant les grandes tragédies humaines qui peuplent nos actualités. Au cœur de ce carrefour migratoire, entre Sarre, Lorraine et Luxembourg, le Frac a donc invité dix artistes, aux démarches militantes et documentaires, sensibles à ces exils contemporains. Bouchra Khalili a ainsi répertorié ces routes de migration qui sillonnent le bassin méditerranéen entre 2008 et 2011. Elle en a tiré Mapping Journey, un ensemble de vidéos qui emmènent le spectateur de Marseille à Ramallah, de Barcelone à Istanbul.

La carte et le territoire
La carte est donc le premier outil du marcheur et, logiquement, celui de l’artiste. Entière ou sous forme de courbes de niveau, de trajet, elle atteint les cimaises d’exposition. Les pionniers de l’art de la marche que sont Hamish Fulton ou Richard Long ont utilisé ces moyens pour traduire leurs épopées pédestres, arpenteurs de la nature qu’ils sont. Autre outil de prédilection chez eux et pour les générations suivantes : la photographie. Qu’elle serve à sublimer un paysage en une icône ou à répertorier la marche, ses stations et ses rencontres en un journal visuel, la photographie est essentielle. L’an dernier, Laurent Tixador s’est embarqué dans une forme créative particulière : invité par la biennale de Belleville, il a décidé de relier Nantes à Paris à pied et d’exposer le fruit de ce pèlerinage intuitif. Loin des sentiers bucoliques de randonnée, le marcheur a documenté sa progression parfois pénible, consigné son sentiment d’isolement, sur des déchets ramassés au fil de sa progression. L’un d’entre eux comporte une mise en garde : « Ne plus jamais dormir dans la forêt de Rambouillet pendant le brame. »

Les kilomètres, l’introspection, la réalité d’une route sans héroïsme, Laurent Tixador en a fait son matériau et, à l’arrivée à Paris, exposé le fruit de son glanage modeste, journal de bord d’un naufragé volontaire : « Transformer le moment de la marche en atelier d’artiste par la réalisation de petites sculptures fortement influencées par le voyage. » Comme des détenus ou des soldats fabriquant des témoignages à partir de ce qui les entoure, Tixador a fait de ses rencontres fortuites avec ses « trésors » de bord de route, la matière vive de son exploration horizontale. L’an dernier, cette édition de la biennale avait d’ailleurs fait de la marche l’outil et l’objectif central de sa programmation, invitant aussi Jean-Christophe Norman. En 2008, celui-ci avait tracé les contours de la ville de Vilnius dans sept villes à travers le monde (Constellation Walks), constituant un glissement géographique et poétique.

L’art de la marche
La marche est une quête, une recherche de sens et d’une identité personnelle révélée par l’effort, la solitude, l’ascèse. La perte de repères aussi, qu’elle soit géographique ou, comme pour Francis Alÿs, une perte de conscience. En 1996, l’artiste, alors à Copenhague, se lance dans des marches bien singulières, selon un protocole que rapporte Davila : « Je marcherai dans la ville pendant sept jours, chaque jour sous l’influence d’une drogue différente. Mon périple sera enregistré à l’aide de photographies, de notes ou de tout autre médium qui paraîtra justifié. » Son journal consigna ses impressions et ses trajets, témoignages d’un voyage intérieur parfois abyssal.
Ainsi, l’artiste marcheur a deux buts, parfois distincts, parfois fusionnés dans une œuvre. Le premier, celui de parcourir, d’arpenter un territoire, d’en regarder les singularités : les répertorier suivant un index subjectif, constitue une manière d’interroger les échelles et d’éprouver la réalité administrative de la carte. Le second est constitué de cette quête individuelle, parfois spirituelle, faisant du récit visuel ou écrit sa forme de prédilection, soulignant l’expérience, proposant un écran de projection sensible au spectateur et à son propre vécu. Parfois aussi, ce dernier se retrouve embarqué dans des marches, à la rencontre de l’autre, de l’échange. La marche solitaire de l’artiste constitue alors pendant une courte période une micro-communauté de marcheurs à la découverte d’une richesse insoupçonnée ou emmenée dans un conte vivant au cours duquel se produisent des accidents et des rencontres ménagés par l’artiste. En résidence sur l’île de Vassivière au cours de l’été 2014, Alice Didier Champagne et Paul Mahéké avaient ainsi disséminé des coquillages exotiques et des graines du monde entier au fil du sentier de promenade qui ceint le territoire (Abandonné.e.s à l’île, 2014). Ces embrayeurs de paroles et de fantasmes étaient destinés au marcheur sans que ce dernier ne soit guidé. Une manière de rendre attentif au monde, de se remettre à regarder, de fabriquer de l’imaginaire dans le réel. 

« Tous les chemins mènent à Schengen »
jusqu’au 4 octobre 2015. Frac Lorraine, 1, rue des Trinitaires, Metz (57). www.fraclorraine.org

Légende Photo :
Laurent Tixador,Chasse à l’homme, 2011, matériaux divers, 65 x 55 x 40 cm. © Laurent Tixador, courtesy Galerie In Situ - Fabienne Leclerc, Paris.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°681 du 1 juillet 2015, avec le titre suivant : Marcher est-il un art ?

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