Pierre Hebey, avocat et collectionneur, a amassé au cours de sa vie de prodigieuses collections d’objets, meubles, livres ou tableaux (surréalistes et abstraits), dont un exceptionnel ensemble Art déco. Une cinquantaine de ces meubles et objets estampillés Ruhlmann seront dispersées le 28 octobre, à Drouot Montaigne. « Toutes les choses qu’on possède, quels que soient les efforts et les sacrifices accomplis pour les obtenir, ne peuvent faire oublier celles qu’il faudrait avoir. Et si ce sentiment de l’inaccompli, de l’inachevé nous quitte, il faut vendre », a-t-il écrit dans son ouvrage, Les Passions modérées.
PARIS - Pierre Hebey est un chasseur compulsif. Ignorant le gibier, c’est aux objets qu’il s’attaque. Cette folle passion l’a saisi très jeune. À quinze ans, apercevant dans une salle des ventes de son Alger natal une lampe de bureau et un lustre en chrome mis aux enchères, il entre. “À douze francs, je me vois lever la main. Sans sourciller, le commis prend mon enchère et m’adjuge le lot. Je lui crie : “Ne vous en faites pas, je reviens.” Mes grands-parents habitent à deux pas. Par bonheur, mon grand-père est chez lui. J’essaie de lui expliquer un acte auquel je ne comprends rien. Il quitte ses pantoufles, enfile ses chaussures et, en bras de chemise, m’accompagne. Il règle ma dette [...] Je lui sais pourtant gré de ne pas insister sur la folie que j’ai commise et de ne pas demander d’explications que je serais incapable de lui donner” (Les Passions modérées, Gallimard). En 1944, de retour à Paris, il délaisse de temps à autre son cabinet d’avocat, rue Marbeuf, pour de longues promenades culturelles sur les quais, de bouquiniste en bouquiniste, afin d’enrichir ses collections de livres des XIXe et XXe siècles. Une passion un peu étrange et inquiétante, aux yeux de ses employeurs. Quand son métier d’avocat lui rapporte quelque argent, c’est aux Puces qu’il se rend. Ses premiers achats se portent sur le chrome. Au marché Paul-Bert, il tombe sous le charme de Madame Messager qui tient un grand stand d’angle. “C’était une dame formidable. Elle déversait sur le marché des tonnes de marchandises. Elle avait une grande intuition de ce qui était beau.” C’est elle qui lui a vendu le bureau “collectionneur 25” en ébène de Macassar massif. Il rencontre également Alain Lesieutre – il arpentait les lieux tous les samedis matin –, auprès duquel il achète la paire de fauteuils “collectionneur”, ainsi qu’Éric Philippe, alors installé au marché Paul-Bert, qui lui cède des meubles de Printz, Frank et Dupré-Lafon.
Un appétit sans limites
Il se rend aussi chez les pionniers de l’Art déco que sont Monsieur Denoël, rue Guénégaud – “il n’aimait pas tellement vendre. Il vérifiait avant de s’y résoudre, que le désir d’un acheteur ainsi que ses connaissances soient authentiques “–, et Cheska Vallois, dont la galerie était alors rue Saint-Denis. “C’était une passionnée. Elle pensait que les meubles Art déco lui revenaient de droit divin. Au départ, nous entretenions des relations électriques. Il a fallu que j’achète pour la première fois chez elle pour qu’elle comprenne que je n’étais qu’un collectionneur, un concurrent inutile.” C’est d’elle qu’il tient la chaise longue “Maharadjah” en laque noire, achetée 35 000 francs dans les années soixante-dix et aujourd’hui estimée 1,5 million de francs. En sortant du Palais de justice, il poussait parfois la porte de Félix Marcilhac, un de ses professeurs, qui lui cédera notamment la paire de tables de nuit en loupe d’amboine.
Parieur, Pierre Hebey voulait être le premier, avoir raison avant tout le monde. De fait, il fut aux côtés d’Hélène Rochas, Karl Lagerfeld et Yves Saint Laurent un des collectionneurs-défricheurs de l’Art déco. “J’aimais aller sauver les objets que les autres ne voyaient pas. Nous formions, avec les premiers marchands d’Art déco, une sorte de franc-maçonnerie, de société secrète qui avait un côté premiers chrétiens très amusant.” Doué d’un appétit sans limites, il investit dans ses achats tout ce qu’il gagne, quitte à remiser dans sa cave les meubles – comme ces fauteuils Ruhlmann – qu’il n’est pas parvenu à placer dans son appartement déjà très encombré. Il sait être aussi un rude négociateur, capable, le cas échéant, d’imposer ses prix au marchand. “C’était un homme qui m’impressionnait beaucoup. Je me souviens de discussions serrées et dures sur les prix. C’était un collectionneur passionné. J’ai toujours eu l’impression qu’il n’arriverait jamais à satiété”, confie Cheska Vallois.
Le moteur de cette passion, qu’il veut modérée ? “Je ne suis jamais arrivé à expliquer pourquoi on naissait avec une nature de collectionneur. Les collectionneurs mettent entre eux et le monde des barrières d’objets, des échafaudages de tableaux, comme l’homme-gras de Groddeck – un émule de Freud – d’une extrême sensibilité, se protégeait de la cruauté du monde par ses couches adipeuses.”
“Chasseur et non archiviste”, il a choisi de vendre une grande partie de sa collection Ruhlmann faute de pouvoir l’étoffer, compte tenu de la cote atteinte par ce mobilier. Aujourd’hui âgé de soixante-treize ans, il poursuit son interminable quête qui se porte désormais sur les bronzes du XIXe siècle, mais aussi les livres du XXe siècle. Il a été le conseiller et l’ami de grands noms de la peinture, tels Max Ernst ou Pierre Alechinsky qui ont fait de lui leur exécuteur testamentaire. Il a aussi côtoyé Bram van Velde, Roberto Matta, Eduardo Arroyo, ainsi que Tinguely qui l’amena un jour, dans une de ses Mercedes, en pleine forêt de Fontainebleau, découvrir une de ses immenses machines en fer en mouvement, haute de trois étages.
Son plus grand regret ? “Ne pas avoir pas été assez fou. J’ai toujours dépensé à la limite de ce que j’avais. Mais il m’aurait fallu encore plus de folie, quitte à m’endetter.”
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« Un chasseur, pas un archiviste »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°91 du 22 octobre 1999, avec le titre suivant : « Un chasseur, pas un archiviste »