13e

Principes d’incertitudes

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 12 mai 2006 - 693 mots

Les galeries du quartier Louise-Weiss, à Paris, exposent des propositions qui évoquent l’absence de certitudes, le doute, l’ambiguïté et les états instables.

 PARIS - Faut-il que les temps actuels soient à ce point incertains pour que les galeries d’un même secteur fassent émerger au même moment des propositions qui, bien que fort différentes, dans les formes comme dans les préoccupations, laissent pour beaucoup poindre une sensation d’incertitude ?
Chez Suzanne Tarasiève, Rémy Jacquier se distingue d’une exposition de groupe au titre évocateur, « Entre-deux [mondes] », avec une installation complexe dans son dispositif mais d’une lumineuse efficacité. Lettre sur les sourds-muets à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent (2006), titre repris du texte éponyme de Denis Diderot, est une œuvre en trois temps où le tracé du texte traduit en braille est rendu lisse et illisible via le grossissement des caractères, lesquels définissent des surfaces abstraites sur de grandes feuilles de papier rythmant les murs. Face à ces dessins, des sculptures architecturales résultent d’une mise en volume de la traduction en braille d’autres titres du même auteur. Enfin, une transposition musicale du premier texte accompagne l’ensemble et unifie une proposition cohérente, mais sectionnée en raison des renvois constants entre les divers éléments et l’absence de primauté de l’un sur les autres.
Approchant l’ordre de l’intime, gb agency nous convie « Outside the Living-Room ». Soit hors de chez soi mais à l’intérieur de la galerie, comme si la frontière entre les deux, et entre environnements public et privé, était devenue poreuse et imprécise. L’interrogation se fait grâce à la jolie reconstitution d’un salon cosy où se mêlent, entre autres, une photographie de Mac Adams (Circumstantial Evidence, 1974), les délicieuses horloges soutenues par de kitschissimes figurines en céramique d’Alban Hajdinaj (Clock, 2004), des petits modules imperceptiblement mouvants de Robert Breer (Variations, 1970) et une pièce sonore de Dominique Petitgand (État Liquide, 2002).
À la galerie Jousse Entreprise, Jérôme Schlomoff questionne, à l’occasion d’une déambulation urbaine, la « véracité » des images et la construction du regard. Réalisé en 35 mm avec une caméra sténopé, son film New York Zéro Zéro (2006) donne la patine de l’ancien à la réalité contemporaine. Où comment une technique ancienne déstabilise les images et fragilise notre certitude à voir le réel.
Une autre promenade urbaine, à la fois abstraite et terriblement humaine, est proposée chez Almine Rech par Ange Leccia dans son film Tousleng (2006). La caméra, en un long travelling nocturne, y suit la barrière de fils barbelés entourant le mémorial du génocide à Phnom Penh, au Cambodge. Porté par une bande-son mélangeant prises directes sur la ville et rap cambodgien, le film joue parfois avec la notion d’explicite lorsque les barbelés accrochent la lumière et se muent presque en étoiles. Quoique graciles et délicats, les travaux graphiques de Hiroe Saeki, exposés dans le show room, n’offrent pas la même subtilité. Leur élégance ne dépasse guère le stade de l’avatar décoratif, parfait dans un rôle d’ameublement.

Évaporation et révélation
Chez In Situ-Fabienne Leclerc, les « images textuelles » de Patrick Corillon interrogent le langage, la dualité texte-image, les fusions possibles et le doute qu’elles engendrent. Si le postulat de départ apparaît séduisant, le résultat l’est nettement moins, tant sont visuellement confuses et peu attrayantes les impressions numériques sur toile présentées.
Dans un registre plus contemplatif, on peut se perdre dans les dessins de Vidya Gastaldon à la galerie Art : Concept – qui conduisent à douter du caractère tangible des choses –, et surtout dans l’étoile lumineuse d’Ann Veronica Janssens chez Air de Paris. Composée de projecteurs jaunes disparaissant dans la fumée, Stella (2006), entre évaporation et révélation, joue avec l’incertitude de la matière et des perceptions. Une impression confirmée par le remarquable et épuré Aquarium (1992-2006), rempli d’eau et de méthanol, qui, dans une tension délicate et contenue, retient une grosse bulle faite d’huile de silicone.
Tension, équilibre et instabilité comptent également parmi les ingrédients qui composent les deux vidéos de Shahryar Nashat (lire p. 12) à voir à la galerie Praz-Delavallade. Deux réalisations intrigantes où le caractère incongru des actions se fait fort de briser toutes les certitudes.

Expositions visibles jusqu’au 27 mai.
Rens. www.espacepaulricard.com/galeriesmodedemploi

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°237 du 12 mai 2006, avec le titre suivant : Principes d’incertitudes

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