Le monde des maisons de vente, en particulier Christie’s, Sotheby’s et, plus récemment, Phillips, subit de profonds changements. Elles ne se contentent plus de leur rôle traditionnel d’intermédiaire, mais achètent des stocks d’œuvres, investissent dans des galeries et s’immiscent ainsi de plus en plus sur le terrain des marchands d’art.
Londres (de notre correspondante) - Il n’y a encore pas si longtemps, les ventes aux enchères d’œuvres d’art étaient dominées à l’échelle mondiale par deux maisons de vente, Sotheby’s et Christie’s. Elles recherchaient les œuvres, les mettaient aux enchères et tentaient d’en tirer le prix le plus élevé. Leur travail s’arrêtait là. Aujourd’hui, cette image a volé en éclats. Devant la diminution de la quantité d’œuvres d’art sur le marché et l’augmentation de la demande, les maisons de vente s’immiscent de plus en plus dans le rôle du marchand. Le mélange des attributions a été accentué en 1990 lorsque Sotheby’s et Bill Acquavella, un marchand new-yorkais spécialisé en art des XIXe et XXe siècles, ont acheté la succession de la galerie Pierre Matisse, pour la fabuleuse somme de 142,8 millions de dollars (158,5 millions d’euros). C’était probablement la première fois qu’une maison de vente achetait un stock, au lieu de rester dans son rôle traditionnel d’intermédiaire. Cette intervention a provoqué une grande agitation dans la profession. En 1996, Sotheby’s a poursuivi dans la même voie en achetant la galerie André Emmerich et, un an plus tard, en investissant dans Deitch Project, toujours à New York.
Poursuivant leur incursion dans le territoire réservé aux marchands, les maisons de vente se sont mises à pratiquer des achats au forfait ou à offrir des garanties aux vendeurs. En fait, ces dernières n’ont rien de nouveau. On accordait déjà d’amples crédits au XIXe siècle, principalement aux marchands de livres. Ce qui est nouveau, c’est l’étendue et le volume des garanties, dont l’exemple le plus flagrant réside dans la conduite actuelle de la très ambitieuse maison Phillips. Depuis qu’elle a été achetée par Bernard Arnault, elle donne d’énormes avantages aux vendeurs, parfois à perte pour la maison. Mais, cela lui permet de s’emparer de l’une des parts du marché les plus fructueuses.
Les maisons de vente se comportent comme des marchands en d’autres occasions. Ainsi, Phillip Hook, expert du département d’art impressionniste et moderne chez Sotheby’s, déclare-t-il : “Aujourd’hui, lorsque nous préparons une vente, nous allons voir les collectionneurs partout dans le monde pour leur montrer les tableaux, pour nous assurer que les acheteurs potentiels les voient physiquement. Nous leur prêtons des tableaux pour qu’ils les accrochent chez eux et qu’ils voient s’ils leur plaisent. Les promotions sont très soigneusement ciblées en direction des acheteurs, et nous leur donnons des conseils pour élaborer leurs collections.”
Espèce en voie de disparition ?
Les ventes de gré à gré sont un autre élément important. Il s’agit de satisfaire le désir de nombreux clients qui ne souhaitent pas vendre en public. Cette pratique était jusqu’ici l’une des armes suprêmes de l’arsenal du marchand. En développant les traditionnels arrangements de ventes de gré à gré avec les musées, les maisons de vente ont accru cette pratique : depuis trois ans, Christie’s dispose d’un département spécifique pour les ventes de gré à gré, dirigé par Dominique Lévy. Sotheby’s n’a pas de département équivalent, mais ses bataillons de conseillers fiscaux et d’avocats fournissent le même service.
Face à cet assaut, les marchands sont-ils devenus une espèce en voie de disparition ? La réponse est négative. Ils ont encore un bel avenir devant eux, à en juger par le nombre d’experts de maisons de vente qui en sont partis pour embrasser la profession de marchand. Sotheby’s a même affecté cette année un fonds de 13,7 millions de dollars (14,4 millions d’euros) afin de garder ses experts. “Le marchand permet la discrétion. Il apporte aux clients une expérience considérable, ainsi que ses connaissances. Il entretient une relation personnelle avec l’acheteur et peut l’aider à établir des collections, car il achète en salle des ventes et lui fournit des conseils objectifs. Il a accès à des pièces qui ne sont jamais passées en vente auparavant, soit parce qu’elles ont été l’objet de rachats ou parce que les vendeurs n’ont pas voulu les vendre en public. Lorsqu’un vendeur vend à une galerie, il est sûr d’obtenir la somme qu’il demande, tandis qu’une peinture mise en vente aux enchères peut ne pas trouver acquéreur, et devenir difficile à revendre. De nombreux clients n’ont tout simplement pas le temps de faire les salles des ventes. Ils préfèrent s’en remettre à un marchand”, affirme Ben Brown, qui travaillait chez Sotheby’s avant de rejoindre la Leslie Waddington Gallery à Londres. “Lorsque je suis arrivé ici, j’ai découvert de nombreux collectionneurs dont je n’avais jamais entendu parler quand j’étais chez Sotheby’s, explique-t-il. Regardez les grandes foires d’art, Maastricht, Bâle, la Fiac : la plupart des œuvres dans les stands ne sont jamais passées en vente. Elles sont arrivées chez le marchand grâce à ses contacts personnels, par des rachats ou le renouvellement des affaires.” Il existe également un secteur professionnel auprès de qui les maisons de vente ont échoué : c’est celui des décorateurs, qui bénéficient habituellement d’une remise chez les marchands – remise qui représente la rémunération de leur travail. Les maisons de vente protègent jalousement les primes de leurs acheteurs, et sont incapables de rivaliser avec les marchands dans ce domaine. L’autre grand changement du marché est provoqué par l’arrivée de nouveaux acteurs. Les ventes aux enchères, où régnait jadis un confortable duopole, doivent maintenant compter avec un nouveau venu particulièrement agressif. Il s’agit de Phillips, qui était autrefois un prudent et respectable fournisseur de meubles pour la petite bourgeoisie britannique, et qui s’est transformé en une maison élégante installée dans un immeuble chic et minimaliste de la 74e rue à New York. Bien sûr, un tel changement a un coût, au bas mot 200 millions de dollars (222,4 millions d’euros). Mais, les résultats sont là et Phillips a réussi à se placer entre ses deux grands concurrents. D’autres intrus ont pénétré ce marché étroit. Cette fois, ce n’est pas un partenaire existant qui évolue, mais quelques intrépides qui se sont créés ex nihilo. Le premier a été Robert Holden, qui s’est établi, il y a vingt-cinq ans, comme “agent artistique”. Il propose à ses clients des conseils pour vendre leurs œuvres d’art au mieux et prend son pourcentage au passage. “Au début, tout le monde pensait qu’il n’y avait pas de place pour quelqu’un comme moi”, dit-il. Or il a prouvé que cette commission supplémentaire était justifiée. “J’ai le temps et les connaissances pour examiner individuellement chaque pièce, et je peux recommander le meilleur moyen de vendre chacune d’elles, soit en vente aux enchères ou dans une vente privée dont je négocie les termes”, explique-t-il. Le succès retentissant qu’il a obtenu avec la Sainte-Cécile de Waterhouse est un excellent exemple de son savoir-faire. L’œuvre était dans les mains d’un marchand qui en demandait 2,8 millions de livres sterling (4,5 millions d’euros). Robert Holden a persuadé le vendeur de la lui confier, et a lancé une redoutable campagne de marketing, publiant la photographie de l’œuvre dans les magazines des plus grands hôtels de Londres, et investissant son propre argent pour l’occasion. L’œuvre est devenue une véritable icône, que tout grand collectionneur dans ce domaine se devait d’acquérir. John Schaeffer était au Ritz, il l’a vue et a participé aux enchères. La peinture a finalement été vendue 6,6 millions de livres (10,6 millions d’euros) au compositeur Andrew Lloyd Webber.
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Plates-bandes convoitées
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°140 du 11 janvier 2002, avec le titre suivant : Plates-bandes convoitées