Droit du marché

L’œuvre d’art originale : des définitions multiples et contradictoires

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 1 juillet 1994 - 1824 mots

Une sérigraphie d’Andy Warhol, un portrait de mariage, une fonte de sculpture de Rodin sont-ils des œuvres originales ? Cette question provoque des divergences entre collectionneurs, marchands, commissaires-priseurs et administrations, comme le montrent les deux articles que nous publions dans ce numéro (lire les réactions du marché p. 36).
La définition juridique de l’œuvre d’art originale privilégie soit l’intervention manuelle soit la création de l’esprit. Cette dualité est source de contradictions préjudiciables au marché de l’art. Néanmoins, les évolutions des règles fiscales – en particulier à travers la 7e directive communautaire sur la TVA – et de la jurisprudence en matière de propriété artistique pourraient simplifier les problèmes.

PARIS - En multipliant les formes d’expression, les avant gardes qui se sont succédées depuis le début du XXe siècle ont posé aux administrations et aux juristes des problèmes nouveaux. Ceux-ci ont apporté, tant bien que mal, des réponses, au gré des problèmes qui leur étaient soumis.

Schématiquement, ces réponses ont débouché sur des règles qui se sont ordonnées selon deux priorités : défendre l’État collecteur d’impôts ou préserver les intérêts moraux ou matériels de l’artiste. La variété des problèmes à résoudre s’est traduite par des textes législatifs ou réglementaires, ainsi que par des interprétations jurisprudentielles quelques fois divergentes. Un examen des questions posées à l’administration par les parlementaires reflète bien ces divergences. Les réponses apportées permettent cependant de dégager des constantes, que la jurisprudence de la Cour de cassation semble actuellement confirmer.

L’étude de ces évolutions doit tenir compte des enjeux financiers et, en particulier en France, des différents taux de TVA applicables aux œuvres d’art. En effet, les pièces considérées comme œuvres d’art originales bénéficient du taux réduit (5,5 %) ; dans le cas contraire elles sont frappées du taux normal (18,6 %).

La sérigraphie, œuvre d’art sous bénéfice d’inventaire fiscal
Un député a demandé à l’administration si des sérigraphies pouvaient être considérées fiscalement comme des œuvres d’art originales assimilables aux "gravures, estampes, lithographies tirées en nombre limité, directement de planches entièrement exécutés à la main par l’artiste, quelle que soit la matière employée" telles que définies par le Code général des impôts (article 71-3 de l’annexe III).

La réponse du ministre du budget vaut d’être reprise in extenso, car elle donne un élément de définition fiscale de l’œuvre d’art originale : "la sérigraphie est une technique d’impression essentiellement utilisée dans l’industrie, notamment le textile, la publicité, la presse, le livre, pour la réalisation d’affiches, de posters etc… Elle fait le plus souvent appel à des techniques photographiques. À ce titre, les illustrations ou autres objets imprimés par ce procédé ne peuvent pas être considérés comme des œuvres d’art originales, au sens de l’article 71 A de l’annexe III du Code général des impôts. Cependant, il n’est pas exclu, a priori, que des œuvres d’art originales puissent être obtenues par sérigraphie. Tel serait le cas d’œuvres tirées en nombre limité d’exemplaires, dûment signés et numérotés, à partir de planches et d’écrans conçus et exécutés en totalité à la main par l’artiste lui-même, à l’exclusion de tous procédés mécaniques ou photomécaniques (...)".

On mesure ainsi l’écart entre cette définition et l’affirmation d’une spécialiste de l’œuvre d’Andy Warhol. Pressée de rendre son verdict devant une pièce attribuée au maître du Pop’art, elle s’était exclamée : "Ça ne peut-être de lui, c’est fait à la main !"

Le portrait photographique : sans intérêt artistique, sauf exception
Un autre parlementaire s’est risqué à interroger le ministre du Budget à propos des travaux d’un photographe d’art, agissant à titre indépendant, lorsque celui-ci "réalise des travaux de création artistique, comme des photographies de couples de mariage ou des portraits, par exemple". En répondant que les photographies de couple de mariage ou les portraits sont soumis à la TVA au taux normal, et ne bénéficient pas de la franchise en base de 245 000 F prévue pour les travaux d’artistes, le ministre leur a dénié la qualité d’œuvres d’art originales. Il précise, cependant, que le régime fiscal artistique serait applicable "dans les cas exceptionnels où ils réalisent des œuvres de l’esprit protégées, au sens du code de la propriété intellectuelle, et dénotant une véritable création artistique".

On peut donc s’interroger sur l’attitude de l’administration à l’égard de photographies de Jeff Koons et de la Cicciolina, de portraits de Mapplethorpe ou de nombreux travaux présentés à la dernière Documenta de Kassel. Sans doute sont-ils à ranger dans "les cas exceptionnels". Mais il est intéressant de constater que, dans cette réponse, l’approche fiscale prend en compte la notion de création et de propriété intellectuelle.

Le code général des impôts
Le critère le plus généralement utilisé dans les règles fiscales ou douanières pour qualifier les œuvres d’art originales est celui de l’intervention manuelle de l’artiste.
Ainsi le code général des impôts, CGI, définit comme original un premier groupe d’œuvres plastiques (tableaux, peintures, dessins, aquarelles, gouaches, pastels, monotypes) "entièrement exécutées de la main de l’artiste". Un deuxième type d’œuvres (gravures, estampes et lithographies), pour être original, doit être tiré d’une ou plusieurs planches "entièrement conçues et exécutées à la main" par le même artiste. En ce qui concerne l’art statuaire, la sculpture, le CGI fait référence à des œuvres en toutes matières "exécutées de la main de l’artiste" et, pour les assemblages artistiques, à des pièces "montées de la main de l’artiste", comme pour les céramiques qui doivent être "entièrement réalisées par la main de l’artiste".

On retrouve ce critère dans les définitions douanières, auxquelles renvoient d’ailleurs les nouvelles règles communautaires (tableaux, dessins "faits entièrement à la main" etc.).
Un critère complémentaire est celui de l’unicité. Il est toutefois tempéré, pour les créations susceptibles de tirages multiples, par des règles limitant les tirages à des quantités précises, imposant donc le numérotage (par exemple 8 4 exemplaires pour les fontes de sculptures, 30 exemplaires pour les photographies…) ou bien "en quantité raisonnable" (gravures, lithographies…). Dans ces différents cas, l’intervention de l’artiste se manifeste lors de la création du modèle original ou de la matrice, et par le contrôle qu’il exerce sur ces tirages. En cas de tirage posthume, ce contrôle est dévolu à ses ayants droit.

Pour l’appréciation des droits des artistes, le travail de l’esprit prédomine
Si, par contre, on se réfère aux règles protégeant les artistes, la notion d’œuvres de l’esprit prédomine. Ainsi le Code de la propriété intellectuelle, qui a repris en particulier les dispositions de la loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique, précise à propos des œuvres protégées (art L.112-1) :"les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination".

Dans l’article L.112-2, qui liste les différentes catégories d’œuvres protégées, figurent en particulier, sans référence explicite à un mode particulier de production ou à la nécessité d’une intervention manuelle du créateur lui-même :
• les œuvres de dessin, de peinture, d’architecture, de sculpture, de gravure, de lithographie,
• les œuvres graphiques et typographiques,
• les œuvres photographiques et celles réalisées à l’aide de techniques analogues à la photographie,
• les œuvres des arts appliqués.

Définitions multiples : difficultés pour le marché
Ces approches différentes de l’œuvre d’art aboutissent à des incertitudes fâcheuses pour le marché.
Ainsi dans une affaire opposant des commissaires-priseurs à une société d’auteur, chargée de la collecte du droit de suite, la Cour de Cassation a considéré qu’une fonte de sculpture de Rodin, quoi qu’effectuée sous le contrôle du Musée Rodin titulaire des droits de l’artiste, ne pouvait être considérée comme œuvre d’art originale. Sa décision était motivée par le fait qu’il n’avait pas été possible de démontrer que Rodin avait approuvé le modèle, le tirage ayant été réalisé dans une dimension différente de l’œuvre de référence. En droit fiscal, l’œuvre était originale ; en droit de la propriété intellectuelle elle ne l’était pas. Quant au commissaire-priseur, il vendait une œuvre qu’il garantissait authentique au collectionneur, mais qu’il ne considérait pas comme originale au point d’accepter de payer le droit de suite.

De nombreuses affaires ont manifesté ces contradictions et créent beaucoup d’incertitude, en particulier dans le commerce des bronzes et des multiples.

L’influence de la 7e directive communautaire
Les difficultés vont être partiellement aplanies grâce à la 7e directive européenne sur la TVA, dont la transposition en droit français va unifier le taux de TVA applicable à l’ensemble des œuvres, objets d’art et de collection. Ainsi disparaîtra, en partie, l’importance de la distinction fiscale entre œuvres d’art originales et autres œuvres ou objets d’art. Le taux normal s’appliquera à toutes les transactions sans distinction. Le taux réduit, applicable aux importations, touchera également toutes les catégories d’œuvres.

L’administration fiscale aura donc moins à intervenir pour définir l’œuvre d’art. Subsistera cependant la détermination du statut fiscal de l’artiste qui bénéficie d’une franchise de TVA, franchise qui n’est pas accordée à l’artisan. Dès lors, vraisemblablement, les règles de la propriété artistique, précisées par la jurisprudence, permettront progressivement d’unifier la conception juridique de l’œuvre d’art. Cette perspective rend d’autant plus intéressante les décisions de la Cour de cassation française à ce sujet.

La Cour de Cassation réconcilie travail manuel et œuvres de l’esprit
Dans un récent arrêt, la Cour de Cassation a considéré que l’auteur de copies manuelles d’œuvres originales pourrait bénéficier de la protection du droit d’auteur.
Lors de travaux de restauration d’un château, un sculpteur avait été chargé de réaliser des travaux de décoration, plafonds à caisson, portes sculptées, sculptures de terre et de pierre. Le sculpteur avait repris des motifs ornementaux tirés d’ouvrages de l’époque. Il avait demandé, par la suite, en justice, que son travail soit reconnu comme une œuvre de l’esprit et protégée à ce titre.

Une Cour d’appel avait jugé que le sculpteur s’était contenté de reproduire des motifs préexistant, et qu’ainsi ses travaux ne pouvaient être reconnus comme une réelle création artistique. Elle s’était risquée, en outre, à porter une appréciation esthétique sur les travaux.
La Cour de cassation a annulé l’arrêt de la Cour d’appel, en soulignant que le Code de la propriété intellectuelle (article L 112-3) protégeait les copies d’œuvres d’art "dès lors qu’exécutées de la main même de leur auteur, elles portent l’empreinte de sa personnalité" (tout en soulignant le caractère relatif de cette originalité).
La Cour de cassation jugeait donc que la Cour d’appel, en présence de sculptures réalisées de la main même du demandeur, aurait dû rechercher si "cette exécution personnelle ne leur conférait pas, par elle-même, un caractère
d’originalité".

Si cette décision n’érige pas en principe que toute copie, dans la mesure où elle serait exécutée à la main, doit être qualifiée de création originale, elle montre toutefois un certain rapprochement entre les conceptions manuelles et intellectuelles de l’œuvre d’art (arrêt publié dans le RJDA 2/04 n. 235 et 236 p. 191).
Les ajustements demeurent toutefois délicats. Comment, par exemple, pourra-t-on qualifier les créations infographiques qui se multiplient aujourd’hui ? Ces créations, qui marient dessin et informatique, écartent toute intervention manuelle, et délèguent en partie à la machine un rôle de création.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°5 du 1 juillet 1994, avec le titre suivant : L’œuvre d’art originale : des définitions multiples et contradictoires

Tous les articles dans Marché

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque