Sculptures monumentales, installations et performances investissent lentement les sphères privées.
Avec l’exposition « Chambres d’amis » en 1986, l’ancien directeur du Musée d’art contemporain de Gand, Jan Hoet, voulait démontrer que l’art, même le moins domesticable, pouvait s’insérer dans la sphère privée. « On prétend que l’installation ne peut se vivre que dans un espace neutre. D’où l’idée du white cube, précise-t-il. Elle peut aussi vivre dans un contexte psychologique, mais il faut être libre. Or, nous ne sommes pas libres, nous tenons à notre maison comme structure classique. » Les sculptures monumentales, installations et autres performances s’insinuent pourtant progressivement dans les intérieurs. « 90 % de nos grosses installations sont vendues à des privés. Il y a pas mal de collectionneurs en Italie, comme Attilio Rappa, collectionneur près de Turin, ou encore Giuliano Gori, à Pistoia, et Lorenza et Marco Pallanti, près de Sienne », observe Lorenzo Fiaschi, codirecteur de la galerie Continua (San Gimignano, Italie). Les collectionneurs de San Francisco Pamela et Richard Kramlich ont depuis longtemps ouvert leur résidence aux grandes installations vidéo. D’après le New York Times, lorsque toutes leurs vidéos sont activées, leur demeure s’imprègne d’une grande cacophonie. Du coup, cette collection bruyante est la plupart du temps sur le mode off ! Rétifs à une idée d’intégration de l’art proche du Merzbau (1), d’autres amateurs entreposent les pièces volumineuses ou tonitruantes loin de leur intimité. C’est le cas de Martin Z. Margulies, qui a ouvert en 1991 un hangar régulièrement agrandi à Miami. Dans le même esprit, le collectionneur allemand Christian Boros aménage actuellement un ancien bunker berlinois en espace d’exposition. D’autres optent pour des espaces institutionnels, à l’image du Mexicain Eugenio Lopez (Fondation Jumex), qui a accéléré ses achats d’installations depuis un an sur les conseils de l’adviser américaine Patricia Marshall. Sa collection s’est enrichie de Horse Busts and Horse Bodies de Mike Kelley, exposé dernièrement à la galerie Gagosian à New York, et du dispositif de Christian Marclay à l’affiche de la galerie Yvon Lambert (Paris) en septembre.
La plupart des amateurs de sculptures et d’installations ont commencé à en acquérir bien avant de pouvoir les héberger. « Quand une œuvre nous semble importante, on ne se pose pas la question de comment l’installer. Avec le nouvel espace que nous avons acquis, on ne se dit pas que l’on va enfin montrer des installations, mais on s’interroge sur comment les faire vivre entre elles », indiquent les collectionneurs marseillais Marc et Josée Gensollen, qui exposent une partie de leurs acquisitions jusqu’au 22 janvier au Centre d’art de Vassivière (Haute-Vienne). Il en va de même pour Martin Z.
Margulies, dont les achats sont indépendants de l’espace dont il dispose. « En 1985, il avait acquis un grand Subway de Dana Dennis, que nous n’avons réussi à installer qu’en 2004 », rappelle Katherine Hinds, conservatrice de sa collection. Dans la perspective de sa fondation, le milliardaire Bernard Arnault a stocké un certain nombre de grandes sculptures, telles l’environnement sylvestre de Sam Durant présenté dans l’exposition « Playlist » en 2004 au Palais de Tokyo, à Paris, ou une pièce spectaculaire composée de chaises Bertoia de Martin Boyce acquise sur Frieze, à Londres, en octobre. Certains achètent de telles œuvres pour les offrir un jour à un musée, voire les mettent immédiatement en dépôt. Faute de place, le Français Michel Poitevin a ainsi confié au Musée des beaux-arts de Tourcoing (Nord) une pièce de Leandro Erlich. Scénario similaire, l’acquéreur privé américain ayant initialement réservé la grande installation de Joseph Kosuth – composée de quatre-vingt-neuf citations philosophiques – présentée en juin sur Art Basel pour 1,7 million de dollars (1,4 million d’euros) par la galerie Sean Kelly (New York) comptait offrir cette œuvre à un musée après un temps de jouissance.
Trois cents cierges
Bien que les prix des installations soient souvent bien plus abordables que certaines œuvres
domesticables, les problèmes de logistique et de maintenance tempèrent parfois certaines ardeurs. « Le temps de mise en espace des œuvres peut aussi être long. L’installation de Jason Rhoades baptisée Uno momento nécessite quatre à cinq semaines de travail et beaucoup de techniciens. Lorsque vous avez des installations multimédia, il faut aussi prendre garde, car les dessins, le bois ou la vidéo n’exigent pas les mêmes conditions de conservation », remarque Michaela Unterdörfer, conservatrice de la collection Hauser & Wirth à Henau (Suisse). De même, la pièce de Carlos Garaicoa, Now let’s play to disappear (2002), présentée par la galerie Continua sur la section « Art Unlimited » d’Art Basel en juin 2005, exige de son acquéreur un investissement plus complexe que son prix de 100 000 euros. Composée d’une grande table couverte de bougies et dotée de trois caméras, la pièce est livrée avec un set d’environ trois cents cierges et avec des moules permettant de les faire fabriquer à l’identique. Car pas question de les remplacer par de vulgaires autres bougies ! L’œuvre s’accompagne aussi d’un plan indiquant quels cierges doivent être allumés ou éteints.
Coup de projecteur
Pour corser le tout, les conditions d’achat de certaines œuvres se révèlent farfelues. En juin 2005, toujours sur Art Basel, la galerie Catherine Bastide (Bruxelles) a ainsi cédé une gigantesque sculpture de David Colosi en hommage à l’artiste Ed Kienholz (25 000 euros) ; le collectionneur allemand qui l’a acquise a fait preuve d’un certain courage, puisque, selon les règles édictées par l’artiste, la volumineuse installation devra un jour être enterrée ! « On lui a donné un délai maximum de dix ans avant d’en organiser les funérailles », stipule Catherine Bastide. Le protocole d’achat d’une « sculpture vivante » de Tino Sehgal, coordonnateur du pavillon allemand à la dernière Biennale de Venise, n’est pas moins rocambolesque : il s’effectue sous le contrôle d’un notaire et de témoins choisis par les acquéreurs, et, après un discours où les clauses sont énoncées oralement, l’artiste est réglé en espèces, sans mention écrite de la transaction. Une absence de facture qui peut refréner les institutions ! Les prix des « pièces », éditées à 4, 6 ou 11 exemplaires, voguent de 6 000 à 40 000 euros selon l’ancienneté. Celles à destination des institutions sont interprétées par les gardiens de musées et celles réservées aux privés le sont par les collectionneurs. « Tant qu’il est vivant, Sehgal se réserve le droit de vérifier que l’action est respectée, car la transmission des règles à suivre se fait de manière orale, et il peut y avoir des dérives », rapportent Marc et Josée Gensollen.
Bien qu’inexistant en ventes publiques, un marché se dessine bel et bien pour les sculptures monumentales et les installations. Pour preuve, la création, voilà quatre ans, d’« Art Unlimited » sur la foire de Bâle. Aux dires même de son directeur, Samuel Keller, cette section a pris sa vitesse de croisière commerciale grâce, notamment, à l’intérêt des particuliers. Si les transactions pour de telles œuvres s’avèrent longues, ces dernières agissent néanmoins comme vitrine pour des pièces plus « apprivoisables ». La galerie Arndt & Partner (Berlin) a encore en stock le labyrinthe onirique de Nedko Solakov proposé pour 140 000 euros sur cette même section en 2004. Mais, forte de ce coup de projecteur, la galerie a pu céder à des acquéreurs privés plusieurs pièces de l’artiste bulgare en juin 2005 à Bâle. « On ne peut pas présenter le travail d’un artiste sans montrer au moins une fois une grande installation, estime Matthias Arndt. Si quelqu’un voit une pièce comme le tableau Octopussy de Solakov, il peut penser que c’est juste un peintre. L’installation donne une idée de l’esprit d’un artiste. » La pièce de Daniel Buren présentée en juin 2005 sur « Art Unlimited » par la galerie Continua a par exemple convaincu une dizaine de collectionneurs de commander des environnements sur ce modèle.
« Tape-à-l’œil »
Avec une certaine perversion, les grandes compositions permettent de doper les prix des très jeunes artistes, en imposant de nouveaux étalons de prix, justifiés par des coûts de production importants. Il en allait ainsi d’une œuvre du jeune Andro Wekua (28 ans), composée d’une peinture accrochée au mur et d’une grande sculpture représentant un personnage allongé. Bien que l’artiste fût tout juste introduit dans le circuit international, la galerie Kilchmann (Zurich) n’a pas hésité à réclamer pour la pièce 50 000 francs suisses (32 500 euros) ! Revers de la médaille, l’achat d’une installation ou d’une sculpture « XXL » dénote parfois une dérive vers le gigantisme. Une tentation « tape-à-l’œil » qui ne rattrape pas tous les amateurs. « Martin Margulies achète de la même façon qu’avant, si l’œuvre lui parle, insiste Katherine Hinds. Il n’a pas cessé d’acheter de la photo parce qu’il peut montrer de grandes installations. Il construit une collection. » Et la richesse d’une collection se mesure à la variété de ses focales.
(1) Installation évolutive de l’artiste Kurt Schwitters aménagée dans les années 1920 dans sa maison de Hanovre.
Le distinguo s’impose entre les notions d’installation et de sculpture monumentale. Directeur associé de la galerie Sean Kelly (New York), Denis Gardarin observe qu’« une installation a des proportions précises, alors qu’une sculpture peut être déployée dans n’importe quel espace ». La première se différencie aussi de la seconde par son aspect participatif et interactif. « Une sculpture est un objet fermé, contrepartie du tableau en trois dimensions. L’installation est un espace ouvert », souligne de son côté la galeriste berlinoise Esther Schipper. Ainsi, le gigantesque Fight Club de Didier Faustino présenté par Gabrielle Maubrie (Paris) sur la section « Art Unlimited » de Art Basel en juin 2005 devient installation et non sculpture grâce aux gants de boxe qui appellent les spectateurs au combat. La nuance tient parfois à peu de chose !
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Les particuliers stimulent le marché de l’installation
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°228 du 6 janvier 2006, avec le titre suivant : Les particuliers stimulent le marché de l’installation