Sotheby’s et Christie’s possèdent des équipes spécialisées pour les affaires d’œuvres spoliées.
NEW YORK - Il est impossible d’évaluer les biens culturels pillés entre 1933 et 1948 : à côté de leur valeur monétaire, aucun barème ne permet de mesurer le préjudice moral causé aux familles dépossédées. Il est cependant possible de chiffrer la valeur des œuvres restituées passées en vente publique. Depuis 1996, Sotheby’s et Christie’s ont vendu à elles seules pour un montant total d’environ 140 millions de livres sterling (200 millions d’euros) d’œuvres restituées aux familles par des musées et collectionneurs. Comme elles sont de plus en plus nombreuses, qu’elles aient été pillées par les nazis ou par l’Armée Rouge, à être identifiées et restituées, ces pièces constituent une source de plus en plus importante d’approvisionnement pour les maisons de ventes. Et comme c’est généralement aux héritiers des propriétaires initiaux qu’elles sont restituées, ceux-ci doivent souvent les vendre pour en partager équitablement la contre-valeur, surtout lorsqu’il s’agit de tableaux importants.
Ces œuvres restituées compensent la raréfaction sur le marché de pièces de premier plan dans les secteurs de la peinture de maîtres, de l’impressionnisme et de l’art moderne. Elles sont également très faciles à vendre, car elles proviennent souvent de collections importantes, sont nouvelles sur le marché, parfois après des décennies passées dans des musées, et leurs provenances sont bien sûr parfaitement établies.
La plus grande vente d’œuvres restituées a été celle de la collection Rothschild, qui a rapporté 57,7 millions de livres en 1999 (88,22 millions d’euros, selon un taux de conversion basé sur 1999) chez Christie’s. L’adjudication la plus élevée pour une œuvre de ce type a été de 22,4 millions de dollars (19,3 millions d’euros), ce pour un tableau de Léger restitué par le MNAM/Centre Pompidou, La Femme en rouge et vert (1914), chez Christie’s à New York en novembre 2003. Ces sommets ne représentent que le haut de l’iceberg, un grand nombre d’adjudications correspondant à des œuvres de moindre valeur. Sotheby’s vend ainsi des œuvres de la collection Steinthal, un ensemble de tableaux, dessins et documents confisqués par les nazis puis les Soviétiques. Le 27 janvier à New York, cette maison mettra aux enchères deux bustes de Messerschmidt récemment restitués aux héritiers de l’écrivain viennois Richard Beer-Hofmann. Le 3 novembre 2004, un Sisley restitué, Soleil de printemps, s’est vendu 2,19 millions de dollars chez Christie’s New York, tandis qu’à Londres quatre tableaux de la collection Steinthal ont rapporté 2,19 millions de livres (3,12 millions d’euros).
14 ans de bataille juridique
Ces grandes maisons possèdent toutes les deux des équipes spécialisées. Sotheby’s a nommé Lucian Simmons directeur des restitutions pour le monde entier en 2000. De son côté, Christie’s vient d’annoncer le recrutement de Monica Dugot. L’un et l’autre sont avocats à New York.
M. Dugot était jusqu’alors directrice déléguée de l’Holocaust Claims Processing Office [Service de traitement des réclamations des victimes de l’Holocauste] au New York State Banking Department [département bancaire de l’État de New York]. L. Simmons, qui est chez Sotheby’s depuis dix ans, travaille sur ces dossiers depuis 1997.
Ces deux maisons disposent de leurs propres banques de données recensant les victimes, les nazis connus ou les marchands d’art collaborateurs ; lorsque ces noms apparaissent dans une provenance, une enquête plus approfondie est lancée. Selon L. Simmons, « ces précautions font pleinement partie du développement commercial et du travail de catalogue. Elles sont impératives dans le marché actuel, et nous en faisons un argument de vente ». D’après Mark Porter, président de Christie’s pour les États-Unis, « les acheteurs d’œuvres d’art désirent des provenances claires. Notre maison a des clauses qui l’engagent auprès des acheteurs et dans les affaires de restitution en général, et ces dispositions ont aussi des visées morales ».
Les deux grandes maisons sont également actionnaires de The Art Loss Register (ALR), organisme qui a développé son propre programme lié à l’Holocauste. « Aucune organisation ne peut y suffire à elle seule, estime M. Dugot : il y a trop d’informations qui nous viennent de France, d’Allemagne et de Russie. En 1997-1998, il a été évoqué un projet de banque de données centralisée, mais celui-ci n’a jamais pris forme, si bien que nous devons nous appuyer sur des sources très diverses. » L. Simmons relève qu’au début de son travail sur les affaires de restitution il possédait un seul rayonnage d’ouvrages sur le sujet : aujourd’hui, il en a sept.
« C’est un problème global », selon M. Dugot. Le Sisley en est un bon exemple : volé par la Gestapo à Paris en 1942, le tableau a été retrouvé au Japon, mais restitué au plaignant français seulement au bout de quatorze ans de bataille juridique, et ce au prix d’une plainte officielle déposée contre le propriétaire japonais. Néanmoins, selon M. Dugot, il est préférable d’éviter le recours à la justice, en raison de sa lenteur et de son coût : la solution la plus avantageuse pour les propriétaires de bonne foi comme pour les plaignants est de parvenir à un accord à l’amiable, consistant par exemple à partager l’adjudication si l’œuvre est mise en vente publique.
La valeur globale des œuvres restituées présentées sur le marché va-t-elle progresser dans les prochaines années ? « J’ai le sentiment que nous allons en voir davantage, à mesure que nous disposons de plus d’informations », avance M. Dugot. Selon L. Simmons, « l’affaire des pillages de guerre est loin d’être réglée. Même si beaucoup de pays ont fait d’énormes efforts pour recenser et publier les renseignements concernant les provenances dans les collections publiques, il faudra bien des années avant que la situation soit éclaircie, particulièrement dans le sud de l’Europe. »
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Les auctionneers s’organisent
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°207 du 21 janvier 2005, avec le titre suivant : Les auctionneers s’organisent