PARIS
Le rapport Savoy/Sarr prône une large restitution du patrimoine africain, au-delà même des pillages de guerre. De quoi inquiéter la place de Paris, la première au niveau mondial dans cette spécialité.
Les ventes aux enchères d’arts premiers en France ont progressé en 2018 selon le Conseil des ventes volontaires, pour atteindre 42 millions d’euros (hors frais marteau, soit plus de 51 millions avec les commissions) contre 38,5 millions en 2017 et 34 millions en 2016. Si près de 3 000 lots ont été adjugés, le produit est concentré sur un nombre limité de pièces et soutenu par la dispersion de quelques collections, la principale étant l’an dernier celle de Liliane et Michel Durand-Dessert. On voit bien là que la provenance des pièces est un élément clé. Paris reste la capitale internationale dans cette spécialité, car son dynamisme repose aussi largement sur la vente de collections étrangères émanant de Belges, Allemands, Suisses, Américains et même Australiens. Autant dire qu’elle est une plaque tournante.
Mais ce marché pourrait bien être affecté par le climat anxiogène suscité par le rapport sur la « Restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle » remis en novembre 2018 au président de la République. Car ce rapport est pour le moins radical : il propose de restituer non seulement les butins de guerre et de pillages mais aussi le fruit des missions scientifiques ou les dons de l’administration coloniale… et suggère aussi de revoir le Code du patrimoine, alors que les collections françaises sont inaliénables.
Le débat sur la restitution massive d’art africain – 46 000 objets entrés entre 1886 et 1960, période coloniale, dans les musées français – n’en finit pas d’agiter le monde de l’art, depuis la déclaration d’Emmanuel Macron en novembre 2017 à Ouagadougou, d’œuvrer à ce que, « d’ici à cinq ans, les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain ». Depuis, le Président de la République a annoncé la restitution de vingt-six trésors provenant du sac d’Abomey, au Bénin, tandis que la Côte d’Ivoire demandait la restitution d’une centaine d’œuvres et que le ministre sénégalais de la Culture réclamait le retour de « toutes les œuvres identifiées comme étant du Sénégal ».
Si les collections du Musée du Quai Branly, qui détient 70 000 des98 000 pièces africaines, sont par-ticulièrement visées, d’autres musées européens, anglais, belges, sont sur le qui-vive. Et ce climat de méfiance n’est pas bon pour les affaires. « Cela paralyse le marché des arts premiers africains » déplore le commissaire-priseur et président de Drouot, Alexandre Giquello. Et il sait de quoi il parle : sa maison Binoche & Giquello concentre avec Christie’s et Sotheby’s, 88 % du montant total réalisé par la spécialité arts premiers en France.
Loïc Lechevalier, secrétaire général du Conseil des ventes volontaires, ne dit pas autre chose : « Toute incertitude sur le périmètre et la politique de restitution de biens culturels à l’Afrique est de nature à perturber le marché et la confiance des collectionneurs ; conjuguée à d’autres éléments, elle pourrait induire un déplacement des ventes vers d’autres places comme Bruxelles, notamment. »
Certes, comme le souligne Guido Gryseels, directeur de l’Africa Museum, dans La Libre Belgique, les dizaines d’œuvres maîtresses des collections restituées par le Musée Tervuren au président zairois Mobutu, qui voulait redonner à son peuple ses racines, se sont finalement retrouvées très vite sur le marché de l’art, y compris en Belgique. « La situation difficile des musées congolais et l’instabilité politique n’incitaient évidemment pas à recommencer l’opération. »
On peut imaginer toutefois qu’une restitution aujourd’hui serait mieux encadrée et assortie d’exigences sur l’inaliénabilité des œuvres rendues aux musées africains. « C’est une décision politique, et nous ne doutons pas que l’État français aura un minimum d’exigences pour que les œuvres rendues restent dans les musées africains », note Édouard Boccon-Gibod, directeur général de Christie’s France. Mais beaucoup de questions restent posées, comme le souligne Guido Gryseels : « Qui peut demander une restitution ? Selon quels critères ? Que veut-dire une acquisition illégale alors que c’était la colonisation ? »
La plus ancienne marchande d’art africain à Paris, Hélène Leloup (91 ans), va plus loin dans Le Point, dénonçant le caractère abusif du mot « restitution » qui implique selon elle une origine frauduleuse. Or, « dès 1957, nous avons commencé à voyager sur le continent pour acheter des objets in situ. Nous traitions avec des marchands maliens, guinéens et ivoiriens », note la marchande. Même constat pour Alexandre Giquello, « 90 % des biens africains ont été achetés, offerts, échangés, troqués. Certains des objets les plus anciens ont pu être préservés par les collectionneurs car le concept de patrimoine est vague en Afrique. À chaque changement de culte, les objets traditionnels étaient abandonnés, à chaque progrès de la médecine, les objets de soin fétiches étaient délaissés. On est loin du dépeçage mentionné dans le rapport qui ignore le marché de l’art depuis un siècle ». Le PDG de Sotheby’s et président de Sotheby’s Europe, Mario Tavella, se veut optimiste. « Ces restitutions peuvent aussi être une opportunité pour nous de gagner de riches Africains qui seront sensibilisés à l’intérêt de ce type d’art qu’ils auront vu dans leurs musées. »
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Le marché des arts premiers secoué par la question des restitutions
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°720 du 1 février 2019, avec le titre suivant : Le marché des arts premiers secoué par la question des restitutions