Donner à voir ou ne pas trop se livrer ? L’exposition de la collection Pinault, « Where are we going ? », au Palazzo Grassi, à Venise (lire p. 11), joue sur ces deux tensions. Cette présentation était attendue avec impatience. Elle s’est révélée entendue. Dans un espace inadéquat, les visiteurs ont pu juger sur pièce les piliers prévisibles de sa collection : la salle Agnes Martin, les sex pictures de Cindy Sherman ou l’ensemble magnifique d’Arte povera, mais aussi les Judd, Hirst, Rothko, Ryman. Ces quelques beaux moments révèlent l’épaisseur de la collection dans ces domaines, mais n’en dévoilent pas les méandres. François Pinault se dérobe à la question « Where are we going ? », car il n’indique pas le chemin qu’il foule actuellement. Il est pourtant notoire qu’il achète des stars du marché comme Christoph Ruckhäberle, Michael Raedecker, Glenn Brown, Elizabeth Peyton et Laura Owens, ainsi que des artistes bien moins fashion comme Pascale Marthine Tayou, Chen Zhen ou Adel Abdessemed.
Outre une question de choix (et de cache-cache), la présentation d’un ensemble privé, aussi roboratif que celui-ci, pose des problèmes de lisibilité. Une problématique qu’avait déjà soulevée la vision de la collection Dakis Joannou, parasitée par l’intervention des graphistes M/M (Paris) en 2005 au Palais de Tokyo, à Paris. Dans les deux cas, trop d’intervenants ont nui à la respiration de l’accrochage. François Pinault et Jean-Jacques Aillagon, directeur du Palazzo, ont poussé à l’accumulation pour témoigner de l’ampleur de la démarche, quitte à « congestionner » certaines salles. Deux logiques s’opposent, celle du collectionneur privé, lequel, après avoir rongé son frein, veut montrer le maximum et notamment des pièces de petit format, et celle muséale qui réclame des plages de pause. Pour certains spécialistes, une logique différente prévaut enfin en filigrane, celle du marché. Un postulat que justifierait une photo ironique de Barbara Kruger, I Shop Therefore I Am (j’achète donc je suis), placée en fin de parcours. François Pinault l’avait emportée pour 601 600 dollars (501 083 euros) en 2004 chez Phillips. D’autres œuvres sont familières des enchères comme le rideau de perles de Felix Gonzalez-Torres (1,6 million de dollars, Christie’s, 2000), l’enfilade de 6 éléments de Donald Judd (4,6 millions de dollars, Christie’s, 2002), le Lamproom de Luc Tuymans (232 000 livres sterling, 341 875 euros, Christie’s, 2005), le Henry Moore Bound to Fail de Bruce Nauman (9,9 millions de dollars, Christie’s, 2001)… Il serait tentant de considérer l’ensemble comme un catalogue d’achats passés mais aussi de ventes futures. Un point de vue étroit, car la portée des œuvres, et pour le visiteur et pour l’homme d’affaires, dépasse un cadre bassement spéculatif. Le marché ne guette pas moins au coin de la rue. Christie’s a ainsi proposé le 9 mai un bronze de Jeff Koons, Aqualung, sur l’estimation de 2,5-3,5 millions de dollars. Par une « heureuse coïncidence », un exemplaire de cette édition de trois se trouve aussi dans la collection Pinault. Le nouveau condottiere de Venise l’avait acheté pour 1,7 million de dollars chez Phillips en 2002. Entre-temps, l’estimation a doublé.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
J’achète donc je suis
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°237 du 12 mai 2006, avec le titre suivant : J’achète donc je suis