Après une première version montrée l’automne dernier au Macba à Barcelone, le musée des Beaux-Arts de Nantes ose un second parcours savant, documenté et aventureux en se prêtant à l’exercice périlleux de la figure tutélaire – celle de Mallarmé – pour suggérer une relecture patiente et parcellaire de la modernité artistique en ses fondements. Ardu et passionnant.
Délicat exercice que celui qui traite d’une période artistique donnée à l’ombre bienveillante d’une figure fondatrice ou tutélaire. Au musée des Beaux-Arts de Nantes et sous la conduite resserrée de Jean-François Chevrier, il est pour cette fois question de Mallarmé, bâtisseur décisif de la modernité, telle que Baudelaire en suggéra le cadre, et telle que les avant-gardes de la première moitié du XXe siècle l’incarnèrent. Un morceau de bravoure, tant par la portée que par l’ambition du sujet, mais qui semble bien éviter les écueils du genre. Le parcours livre une première matrice sur le poète en son contexte culturel et poétique, celui de Manet, de Moréas, de la poésie symboliste, des agitations sociales et politiques, celui de cette fin de siècle délivrée du romantisme et lassée du naturalisme, celui des ambitions synthétiques partagées par les poètes et les artistes, rappelant que Mallarmé fut contemporain de Courbet (ill. 2) et Delacroix autant que de Vuillard, Bonnard et Cézanne. L’itinéraire s’arrête encore – brièvement – sur le projet poétique mallarméen lui-même, pour dérouler modestement les figures exemplaires de cette modernité enjambant les deux siècles, sous l’autorité relative du poète. Odilon Redon, le peintre du mystère, Manet l’ami, Apollinaire, Duchamp, le couple Hans Arp et Sophie Taeuber (ill. 4), Braque, Klee, Boccioni, Breton, Broodthaers, Cage, le parcours nous mène finalement – ironie de l’affaire – de tuteurs en tuteurs, tout en pointant quelques radicalisations et malentendus dont les tenants de la modernité firent montre dans leurs renvois au poète.
Mallarmé légataire de la modernité
Pas moins de six cents œuvres (privilégiant le dessin, la page, la feuille et son espace comme le lieu spécifique, comme espace « restreint » et matériel du langage poétique) sont ainsi appelées à étayer la proposition de relecture soumise à Nantes. Difficile de répertorier les échos qui furent faits au poète et les résonances promues comme fondements de la modernité dans le sillage de Baudelaire. Et on prête plus qu’il n’en faut à Mallarmé. Mais, en 1897, le poète publie le poème elliptique Un coup de dés... Il y organise les mots sur le mode de la suggestion et du mystère, sur un plan temporel et spatial par une forme typographique nouvelle. Un jeu formel de blancs et de mises en espace y suggère une écriture plastique et visuelle, une poésie résolue comme action, comme expérience, comme rythme, comme volume, et même comme objet. Un tel poème, devenu référence ultime de l’action poétique mallarméenne a été infiniment repris par les artistes. Partant de là, et du principe de l’« action restreinte » définie par Mallarmé la même année et limitant (et ouvrant) l’action du poète au territoire de la langue et du langage, une série de filiations écrivant la modernité s’annoncent alors. On pourrait notamment retenir l’énergie et l’analyse critiques présentes dans l’œuvre elle-même, le projet
qui fut celui de Mallarmé d’un Livre total (cf. Biographie express), annonçant les utopies synthétiques du XXe siècle, l’examen de tout l’appareil du langage, la recherche de l’origine de la forme, l’effacement de la notion d’auteur, la naissance d’un lecteur/spectateur actif, ou encore l’intégration de l’espace concret de création. Autre germe moderniste, et pas des moindres, celui qui marquera la fin de la séparation des domaines : poésie, typographie et arts visuels, ces frottements seront notamment repris par Apollinaire, par Dada, les cubistes, les futuristes et les constructivistes, dont les expérimentations formelles sont toutes passées par l’examen du langage et de l’espace.
Le propos nantais semble alors échapper à l’abus de tutelle, même si la longue liste des invités – d’El Lissitzky à Rauschenberg, en passant par Tarkovski, Walker Evans ou la chorégraphe Trisha Brown – laisse présager d’une postérité mallarméenne bien élastique. Pas question pourtant de se contenter d’une déclinaison d’œuvres convoquant Mallarmé en guise de matériau citationnel (n’ont d’ailleurs pas forcément été retenues par Jean-François Chevrier les pièces mentionnant véritablement le poète). Pas question (ou presque) de bombarder celui qui fut élu Prince des Poètes en 1896 comme légataire providentiel et originel de la modernité, et donc d’y engouffrer les avant-gardes historiques tout entières. De ce qui fut fait, à ce qu’on en fit, le propos picore, effleure, révèle, suggère tout cela à la fois, reprenant à son compte et à celui du poète du dévoilement quelques-uns des projets partagés par les acteurs de la modernité jusqu’à la fin des années 1960, alors que s’achève une période de littérale dévotion à l’égard de Mallarmé. L’exposition suggère ainsi une « constellation » bien plus qu’une illustration, un jeu de résonances bien plus qu’une démonstration, « un débat avec la poésie, et donc une poétique » plutôt qu’une dette franchement mentionnée.
À l’époque de la frénésie citationnelle
C’est que la dette fait recette. Procuste le brigand arrêtait, dit-on, les voyageurs sur les routes, forçant les grands à s’allonger sur un petit lit, les petits sur un grand lit, coupant les pieds des premiers et allongeant ceux des seconds. Un mythe qui n’est pas sans rappeler les ajustements souvent consentis pour qui se livre à une relecture de l’histoire de l’art à la lumière de la figure tutélaire. Ou autrement dit, comment faire rentrer à tout prix une œuvre à la suite d’une autre, comment en surélever une pour la raccorder à la précédente. Promouvoir l’une. Canoniser l’autre. Baudelaire, Mallarmé, Kafka, Duchamp, Warhol, mais encore Nietzsche, Wagner, Deleuze (ô combien Deleuze), Foucault, Blanchot, Debord – pour ne citer que quelques-uns des « tuteurs », artistes, poètes et intellectuels abondamment sollicités – furent et sont encore convertis en garniture à discours pour artistes et commentateurs. Mais après tout, le jeu des citations et de l’emprunt, la tendance à la brocante de références est aussi celui de la postmodernité. Et après tout la culture artistique fait matière d’œuvre depuis plus de quarante ans. Et ça n’est pas fini. En témoigne le Van Abbemuseum à Eindhoven, qui propose une présentation de sa collection sous le signe même de l’influence : Jan Vercruysse qui regarde Mallarmé, qui est emprunté par Rodney Graham qui s’attarde encore sur Donald Judd ou Marcel Broodthaers, qui lui-même se penche sur Robert Barry, qui le lui rend bien. Le tout, avec l’aval du titre mallarméen : Un coup de dés… Ou le règne constant de la justification, doublé d’une reconnaissance renouvelée à l’héritage (décidément) décisif de Mallarmé.
1842 : Naissance à Paris d’Étienne Mallarmé, dit Stéphane Mallarmé. 1864 : Il commence à travailler sur Hérodiade. 1867 : Mallarmé traverse une période de doute jusqu’en 1869. Débute une correspondance avec Verlaine. 1869 : Il commence l’écriture d’Igitur, conte poétique et philosophique laissé inachevé. 1871 : Est chargé de cours en anglais au lycée Condorcet à Paris. 1876 : Publication de L’Après-Midi d’un faune, illustré par Manet. 1883 : Publication par Verlaine du troisième article des « Poètes maudits » consacré à Mallarmé. 1884 : J.K. Huysmans publie À Rebours, dans lequel le personnage principal admire Mallarmé. Dès lors le poète devient une véritable « machine à gloire ». 1885 : Lettre à Verlaine, évoquant son projet littéraire, celui du Livre, « l’explication orphique de la Terre, qui est le seul devoir du poète et le jeu littéraire par excellence ». 1886 : M’introduire dans ton histoire... premier poème non ponctué. 1888 : Parution de sa traduction des poèmes de Poe. 1896 : Il est élu Prince des Poètes. 1897 : Divagations chez Charpentier. Un coup de dés... dans Cosmopolis. 1898 : Le 9 septembre, mort de Mallarmé à Valvins.
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Mallarmé en son réseau
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Abonnez-vous dès 1 €« L’action restreinte. L’art moderne selon Mallarmé » se déroule du 9 avril au 3 juillet, tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h, le jeudi jusqu’à 22 h. Tarifs : 5 et 2,5 euros. NANTES (44), musée des Beaux-Arts, 10 rue G. Clemenceau, tél. 02 51 17 45 00.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°569 du 1 mai 2005, avec le titre suivant : Mallarmé en son réseau