L’utopie de l’Atelier viennois

L'ŒIL

Le 1 avril 2004 - 1547 mots

L’exposition centenaire de la fondation de la Wiener Werkstätte – en français l’Atelier viennois –, organisée par Christian Witt-Döring au MAK de Vienne est une exposition monstre. Autant par le nombre d’objets que par l’itinéraire labyrinthique qui incite le spectateur à se poser l’éternelle question de la « modernité » viennoise.

En 1901, l’héritier d’une fortune industrielle, Fritz Waerndoerfer, décide de transformer le rez-de-chaussée de sa résidence viennoise. Il confie le chantier à quatre personnages clés pour la naissance de la Wiener Werkstätte : Charles Mackintosh et sa femme Margaret Macdonald, Josef Hoffmann et Koloman Moser. Waerndoerfer, qui connaît bien la scène artistique britannique, avait invité le couple écossais à l’exposition de la Sécession viennoisede 1900. Fondée en 1897, cette association d’artistes en rupture de ban, présidée par Gustav Klimt, voulait ouvrir l’Autriche aux mouvements artistiques internationaux, sans distinction de genre entre beaux-arts et arts appliqués. Dès la première exposition en 1898, nous retrouvons dans ce domaine les noms de Van de Velde et de Walter Crane. La revue du groupe, Ver Sacrum (Le Printemps sacré), témoigne d’une séduction à l’égard de l’Art nouveau floral « franco-belge » tempérée par un intérêt plus théorique pour les mouvements Arts & Craft anglais. La présence du groupe des Écossais à la Sécession déclenche un mouvement de stupeur et précipite en deux ans la naissance de la modernité européenne à Vienne.
Fondée en mai 1903, la Wiener Werkstätte (féminin singulier, en français l’Atelier viennois) ouvre dans ses locaux de la Neustiftgasse, des ateliers de métal, de reliure, de laque et de menuiserie. Dans le Programme de travail de la Wiener Werkstätte publié en 1905, Hoffmann et Moser se réclament explicitement de John Ruskin et de William Morris pour établir un « contact intime entre le public, le concepteur et l’artisan et créer des ustensiles simples ». « Nous partirons de la fonction : la condition première en sera la valeur d’usage, notre force sera d’établir de bons rapports et de promouvoir un bon traitement du matériau. Chaque fois que cela sera possible, nous ferons place à l’ornementation mais sans nous y forcer, en tout cas, jamais à tout prix. » Derrière cette profession de foi fonctionnaliste se devine un plaidoyer contre la production industrielle et « l’imitation imbécile des styles anciens ». Comment échapper à la camelote stylistique ? Par une exigence de qualité et un minimalisme formel. « Ce que nous voulons, c’est faire ce que le Japonais a toujours fait. » Ce que veut la Wiener Werkstätte, c’est expérimenter des objets qui puissent « symboliser de belle et simple façon l’esprit de notre temps ». Certes, il paraîtrait souhaitable d’appliquer ces recherches à la production de masse, mais comme l’avouent les signataires : « Nous ne pensons pas qu’il nous incombe d’aborder déjà ce domaine. »

Pour une esthétique totale
Et de fait, la Wiener Werkstätte ne vivra et ne survivra, jusqu’à la faillite définitive en 1932, que pour et par un petit groupe de clients très fortunés, la plupart issus du nouveau milieu d’affaires juif de Vienne, comme la famille Wittgenstein. Milieu d’intellectuels également qui seul pouvait « comprendre » l’esprit de leur temps et accepter qu’un groupe d’artistes le « symbolise » pour eux. Les tentatives de production de masse des années 1930 n’auront aucun succès.
Comme l’indique le programme : « Nous sommes malheureusement dans l’obligation d’édifier une maison de fort belles dimensions, totalement installée, pour la somme pour laquelle, par exemple, on construit un wagon-lit », l’ambition de la Wiener Werkstätte n’est pas de produire des objets isolés mais de réaliser des ensembles. Aussi les salons d’exposition des différentes succursales de la Wiener Werkstätte, réalisés par Hoffmann, sont conçus pour donner déjà un aperçu d’une esthétique totale, fondée sur les contrastes graphiques noir et blanc, le jeu des formes géométriques simples, une modénature orthogonale. Les œuvres d’art, elles-mêmes, n’échappent pas à ce traitement, Gustav Klimt étant le premier à confier à la Wiener Werkstätte ses encadrements et la mise en scène de ses œuvres. Première grande commande, le sanatorium de Purckersdorf, destiné à traiter les maladies nerveuses d’une clientèle distinguée, est construit par Hoffmann en 1904 et entièrement meublé et fourni par la Wiener Werkstätte. Suit en 1905 la maison de chasse d’Hochreith pour Karl Wittgenstein, l’appartement berlinois de sa fille Margaret Stonborough-Wittgenstein, peinte la même année par Klimt, et trois autres maisons viennoises. Enfin Adolphe Stoclet qui a visité la double maison de Carl Moll et Koloman Moser commande à Hoffmann et à la Wiener Werkstätte, ce qui reste aujourd’hui le chef-d’œuvre de la firme : un palais dans un quartier résidentiel de la capitale belge terminé en 1911 avec la collaboration prestigieuse de Gustav Klimt. En octobre 1904 une exposition à Berlin est la première confrontation avec la critique étrangère, peu habituée à ce mélange d’austérité et de luxe, à cette affectation de simplicité qui confère aux ensembles de la Wiener Werkstätte une tonalité à la fois ludique et sacrale. Ne manquaient à cette liturgie de la vie quotidienne et domestique que les habits sacerdotaux dessinés pour quelques few par Hoffmann, Moser et Klimt lui-même. En 1911, un département mode féminine propose une version « artistique » du Reformkleid (vêtement réformé), c’est-à-dire libre de tout corset et de tout rembourrage.
Après un siècle de recul, la production de la Wiener Werkstätte perd la simplicité et l’unité dont elle était encore revêtue au moment de la redécouverte « moderniste » des années 1970. Entre temps, l’historien a mis en évidence le rôle jusque-là négligé de créateurs comme Dagobert Peche (1915 à 1922) qui, dans sa critique à la fois du formalisme de droit divin de son maître Hoffmann et du système de mécénat, plaide pour une création plus libre et plus désinvolte, contradictoire et alogique, permettant au consommateur d’échapper à la dictature de « l’œuvre d’art totale » et d’exprimer son individualité.
Par ailleurs la grande leçon des années 1980 avec l’apparition du concept de « postmodernisme » a permis d’analyser plus finement l’histoire de la Wiener Werkstätte et d’y voir des ruptures, des retournements, des reprises, là où ne semblait régner, même entre 1904 et 1914, qu’une déconcertante uniformité. La stricte chronologie adoptée par Christian Witt-Döring à l’exposition et dans son catalogue affine encore la vision. Si Hoffmann est l’ancêtre moderne, dès 1902 on peut déjà soupçonner dans sa façade du sanatorium de Purckersdorf, une embardée « postmoderne » que la maquette du palais Stoclet (1904-1911) confirme. Exploits qui laissaient, dès lors, au maître de la Wiener Werkstätte toute liberté pour une interprétation ludique de l’espace. Que l’on songe seulement au pied de nez de son pavillon autrichien à l’Exposition du Werkbund de 1914 ou au traitement désinvolte de celui de l’Exposition de 1925 à Paris où il découpe la porte d’entrée dans une façade à la modénature surdimentionnée comme dans un sorbet. Hoffmann n’aurait-il été moderne que l’espace d’une saison ?
C’est ici qu’il faut évoquer l’héritage formel et mental viennois. Le rapprochement entre Biedermeier et Wiener Werkstätte qui fait l’objet d’une autre exposition (cf. ci-dessous) est éclairant à plus d’un titre. De même que le Biedermeier, voulant abolir toute référence à la modénature classique, transformait ses meubles en objets surdimensionnés qui perdaient tout rapport avec l’espace, le traitement architectural des objets par Hoffmann et Moser convertit une table dressée par la Wiener Werkstätte en maquette de ville utopique. À l’inverse, le palais Stoclet, avec ses cornières en bronze doré qui sertissent les surfaces de marbre blanc, semble dénué de toute épaisseur et de toute pesanteur. La bâtisse a l’air d’un coffret oublié par un géant. Les redondances formelles de Peche, son contre-emploi des matières, le paradoxe voulu de son dessin ne font qu’ajouter à cette perte des repères qui est l’essence même de l’utopie.
Si l’on cherche à caractériser cette utopie, peut-être faut-il s’intéresser aussi à l’« abstraction » et à ses origines. Signe de sa rupture avec l’Art nouveau floral, Josef Hoffmann inscrit au cœur de sa mise en scène de l’exposition Beethoven, en 1902, un relief abstrait aux formes géométriques cubiques. Le cube et le carré soumettent à leur loi la plupart des contributions artistiques dans la Gesamtkunstwerk de l’exposition. Klimt lui-même, dans son cycle sur la Neuvième Symphonie cède à la prolifération ornementale qui désincarne les figures. Le bonheur universel est symbolisé par un couple enlacé, schématique, qui devient quelques années plus tard le célèbre Baiser. Au palais Stoclet, dans une salle à manger aux allures de chapelle, Klimt reprend l’idée du cycle. Sur certaines esquisses, le groupe du Baiser prend la forme d’une imbrication géométrique aussi parfaite qu’abstraite. Finalement, seule la partie médiane située dans une sorte d’abside gardera cet aspect. Chevalier hiératique, gardien muet d’un bonheur réduit à de simples hiéroglyphes de métal, d’émail et de céramique, réalisés par les artisans de la Wiener Werkstätte. Un décor allusif dont le symbolisme garde quelques échos de la « salle de musique » conçue quelques années plus tôt par le couple Macdonald pour Fritz Waerndoerfer.

L'exposition

« Yearning for Beauty. For the 100th Anniversary of the Wiener Werkstätte » se tient jusqu’au 12 avril, tous les jours sauf le lundi, le mardi de 10 h à 12 h, du mercredi au dimache de 10 h à 18 h. VIENNE (Autriche), MAK, Stubenring 5, tél. 43 1 711 360, www.mak.at

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°557 du 1 avril 2004, avec le titre suivant : L’utopie de l’Atelier viennois

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