On l’a dit instable, inadapté, inconstant... Louis Soutter (1871-1942) est un artiste dont l’œuvre, intense et marginale, est étroitement liée à sa vie tourmentée.
Nombre de ses dessins, peintures sur papier et livres illustrés, peuplés de figures expressives décrivant un monde inquiétant, sont aujourd’hui réunis au Kunstmuseum de Bâle.
Tantôt le trait est précis, tantôt la plume accroche le papier, tantôt l’encre se dépose ici et là en pleins et déliés imprévisibles. Quel que soit le sujet traité, les dessins de Louis Soutter occupent la quasi-totalité du champ de la feuille de papier sur lesquels ils adviennent. Qu’elles soient isolées ou en groupe, ses figures, puissamment expressives, figées dans des attitudes révoltées, offrent du monde une vision inquiétante. La Barque à Caron, Descente aux enfers, Mortels magnanimes, Futiles étoffes, Où sont nos sens ?, Les affres sans témoin, etc., etc. Leurs titres en disent long sur le mental sans cesse bousculé de l’artiste.
« Ce sont ici les actes d’une passion. Un homme fait face au désespoir et lui répond en inventant des figures qui disent le mal, et qui l’exorcisent. Le combat se déroule dans la plus glaciale solitude. Point de public à l’horizon, point d’amateur pris à témoin. En regardant aujourd’hui ces dessins, nous avons le sentiment d’être des intrus devant le monologue d’une âme qui lutte pour son salut. » Signées Jean Starobinski1, ces lignes caractérisent l’état d’esprit d’un être à fleur de peau, passionnel et déchiré, dont la vie et l’œuvre sont indistinctement mêlées. Une vie intense, en proie à des difficultés existentielles d’une rare violence ; une œuvre marginale, toute entière brute d’images, sans autre intention que de décliner une vision intérieure. Encore trop méconnue aujourd’hui, celle-ci n’en est pourtant pas moins forte de signes précurseurs d’une modernité – voire d’une post-modernité – à laquelle souscrivent des artistes comme Klee, Giacometti et Dubuffet ou, plus proches de nous, comme Penck, Haring et Basquiat. Autant d’aventures de création qui sont toutes conduites par une même préoccupation identitaire, fondées sur cette Difficulté d’être 2 qu’analyse Cocteau dans un ouvrage d’une puissante acuité. Car il y va de cette trempe chez Soutter dont l’existence bousculée est jalonnée d’épreuves toutes plus fortes les unes que les autres et qu’une sensibilité exceptionnelle va tenir à l’écart de la norme.
Né à Morges en 1871, Louis Soutter – qui est apparenté par sa mère à Le Corbusier – mène tout d’abord à Lausanne des études industrielles, puis à Genève un cursus architectural pour s’engager finalement à Bruxelles dans la carrière musicale. Il y fait la connaissance d’une jeune Américaine qu’il va épouser avant de changer à nouveau de direction et suivre des cours de peinture en Suisse, puis à Paris, notamment à l’atelier de Jean-Paul Laurens. Installé aux Etats-Unis de 1897 à 1903, il y dirige le département des Beaux-Arts du Colorado College, se sépare de sa femme et rentre en Europe dans un grave état de délabrement physique et mental. Après une année de clinique, il revient à la musique, intègre l’orchestre du théâtre de Genève puis celui symphonique de Lausanne, enfin de plus petits orchestres de stations touristiques.
Basculant peu à peu dans une forme de folie qui en fait un marginal pour ses proches, il est finalement interné de force dans un asile de vieillards, à Ballaigues, en 1923. Il n’est âgé que de 52 ans et n’a pas encore vraiment entamé son œuvre artistique. Il la commence à ce moment-là, la poursuivant jusqu’à sa mort, en 1942, dans un isolement que n’a pu réduire malgré tous ses efforts son cousin Le Corbusier qui s’intéresse à son travail dès 1927. L’article qu’il publie dans la revue Minotaure en 1936 n’y fait rien, sinon que d’attirer l’attention d’un petit cénacle, parmi lesquels compte Jean Giono qui avait déjà rencontré l’artiste à Ballaigues par le passé.
On pourra qualifier Louis Soutter de tous les mots – instable, velléitaire, inadapté, inconstant… – et d’aucuns, qui n’ont pas cherché à comprendre les raisons d’une existence aussi tumultueuse, ne s’en sont pas privés, il reste une œuvre, forte, singulièrement originale pour son époque, pionnière dans ses investigations tant formelles que plastiques. Une œuvre qui présente elle-même des sautes d’humeur inattendues. Si les peintures de paysage et les portraits bien léchés qu’il réalise pendant la période américaine laissent augurer de la réussite d’une carrière sans faille, c’est une manière dont Soutter se déprendra sitôt rentré en Europe. L’artiste n’est pas du genre à vouloir plaire. Il lui faut aborder le fait de création au regard d’une nécessité intérieure et non pour satisfaire une clientèle. Dans les premières années du siècle, son abandon des beaux-arts pour une existence vagabonde, tout entière vouée à la musique, est à mettre au compte d’un irrésistible sentiment d’indépendance et de liberté.
L’œuvre qu’il accomplit à Ballaigues au cours des dix-neuf années de son internement rompt radicalement avec toutes les conventions de ses travaux antérieurs. D’une impressionnante plénitude, elle est l’expression d’une profonde intensité et d’une vision intérieure sur le monde des hommes qui peut sembler d’une terrible cruauté mais qui tente, en réalité, de lui renvoyer son image pour le sauver. « Le regard, qu’il exprime le désir et la menace, ou la curiosité vitale et la fixité mortifère, ne cesse d’être au centre de l’œuvre », note Hartwig Fischer dans le catalogue de l’exposition bâloise dont il est le commissaire. On comprendra comment il est alors aisé d’inscrire une œuvre comme celle-ci en amont des travaux d’un Fautrier, d’un Artaud, d’un Gruber ou du jeune Bernard Buffet de la fin des années 1940, tous également en proie à cette difficulté existentielle à se saisir de la figure et tous rendus à cette manière d’« écriture griffée » qui la sanctionne3.
Une danse de figures fantomatiques
Les dessins que Soutter gratte ainsi sur des pages de cahiers d’écolier de 1923 à 1930, puis ceux dits « maniéristes » qu’il exécute jusqu’en 1937, mêlent indistinctement paysages, architectures, visages et scènes issues de son inconscient. « Plus de fenêtres, ces yeux inutiles...» disait l’artiste qui avait appris à regarder en dedans car il savait qu’il n’y avait pas d’autre lieu sûr, ni possible. « Limité (peut-être involontairement) aux ressources de l’encre de Chine et du crayon, Soutter fait ce qu’il veut », note encore Starobinsky. Mais cette limite n’est pas réductrice tant est chargé le monde intérieur de Soutter et tant son art relève d’un don de soi et d’une abondance d’être qui l’entraînent à une occupation tous azimuts de la feuille de papier. « L’espace, chez lui, est toujours rempli au maximum. La danse se déroule dans le plein. La présence surabonde, l’être est en excès, l’existence est volumineuse, toute rongée qu’elle est par la souffrance et le temps » précise Starobinsky. Soutter, c’est Dionysos ressuscité. Le délire mystique incarné. Il n’a pas choisi cette voie, il la subit. Du plus profond de son être, dans une surenchère à la limite du supportable, d’où cette nécessité à s’en abstraire. Les dessins au trait en sont un moyen mais quand sa vue déclinant ne lui permettra plus la même acuité et qu’il sera obligé d’utiliser directement ses doigts, alors l’œuvre connaîtra une nouvelle et ultime période.
A partir de 1937, les dessins au doigt qui sont faits de gouache, d’encre, d’huile ou de laque, sur papier ou sur carton, déclinent toute une cohorte de figures fantomatiques, silhouettes inquiétantes, noires et brunes, qui semblent sortir d’on ne sait quelle profondeur de la nuit. « La matérialité brutale de cette pratique tient aussi à la manière dont les couleurs sont posées sur le papier, paquets colorés, taches, touches ou empreintes. Et pourtant, en tant que couleur, cette masse brille d’une ineffable pureté, par exemple dans le bleu d’un ciel sur lequel se détache une créature terreuse et éclatante, se dédoublant en son ombre » analyse très justement Hartwig Fischer. De fait, grossièrement dessinées, les figures de Soutter vont et viennent, passent et repassent, le corps dansant, l’échine souple, le regard stupéfait, les yeux exorbités, les bras levés, les mains comme des râteaux, dans des attitudes empruntées à de mystérieux rituels. Le Poteau final, Si le soleil me revenait, Lutte avec le démon, Sang de croix, The last weight, ce sont là autant d’images troublantes, métaphores d’une nouvelle apocalypse, qui émergent dans la matière inextricable de la peinture et proclament haut et fort quelque chose d’intolérable, d’insupportable. Quelque chose d’une rage d’être. Une rage existentielle qui place l’œuvre de Soutter à l’écart du champ de l’art brut, contrairement à une manière trop hâtive qu’ont certains de la considérer.
Elle est ouverte du 28 septembre au 5 janvier de 10h à 17h, le mercredi de 10h à 19h. Fermé le lundi. Plein tarif : 14 FS, tarif réduit : 12 FS. Visites guidées en allemand le mercredi à 18h et le dimanche à 12h, visites en français sur rendez-vous. Renseignements : tél. 41 061 206 62 32, www.kunstmuseumbasel.ch
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Louis Soutter
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°542 du 1 décembre 2002, avec le titre suivant : Louis Soutter