Qu’ils soient nichés à quelques enjambées des étals du quartier populaire de la Vucciria ou dans les hauteurs de Bagheria parfumées de jasmin et de citronnier, les palais de Palerme renferment des trésors. Une atmosphère qui n’est pas sans rappeler celle du chef-d’œuvre de Visconti.
Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout..., nul amoureux de la Sicile ne peut oublier ces mots. Par leurs accents prophétiques, ils résonnent à l’oreille et invitent au souvenir. Aux abords du palais Gangi à Palerme, la silhouette de celui qui les prononça se dessine encore, et chacun s’attend à la voir paraître au détour de la via Cagliari ou de la via Cantavespri. Le sourcil méphistophélique, la moustache en croc, les favoris soigneusement taillés, Burt Lancaster était parvenu sous la direction de Luchino Visconti à donner vie à Fabrice Scorbera de Salina. L’aristocratique héros de Giuseppe Tomasi di Lampedusa n’aura plus jamais d’autres traits tant l’acteur américain avait excellé dans ce rôle. En cette île au climat cruel où chaque pierre, chargée ou non d’histoire, est prête à brûler, il est toujours le prince, celui devant lequel les hommes se découvrent, celui pour qui l’orphéon municipal sonne aux accents de la Traviata. Dans leur soif de voluptueuse immobilité, les Siciliens en ont fait un mythe, mais aussi une réalité car le Guépard n’est pas mort et son monde n’a pas disparu. Plusieurs dizaines de familles vivent encore dans cet univers que Dieu n’a pas créé. Aux premières ardeurs de l’été, elles quittent la ville et leurs antiques demeures pour l’air et la fraîcheur de leurs campagnes. À qui sait être patient, à qui dispose comme au temps jadis de recommandations et d’introductions, il est parfois donné de franchir leurs seuils. Écrin enchâssé de montagnes et ouvert sur la mer, Palerme ne se donne jamais à la première visite. Il faut la courtiser, il faut y revenir. Alors les portes s’ouvrent et livrent leurs trésors.
À quelques enjambées des étals
Celles du palais Alliata di Pietratagliata se devraient de l’être plus souvent tant l’hospitalité y est avenante. À quelques enjambées des étals du quartier si animé de la Vucciria, la demeure domine la cité de sa tour altière. Autour de ce pic nobiliaire, le palais fut construit à la fin du Quattrocento par les Termine. L’ancienneté de leur famille légitimait un édifice puissant. Giovanni et Oliviero de Termens avaient accompagné sur l’île en 1209 la reine Constance d’Aragon et son époux Frédéric II de Souabe. La façade témoigne encore aujourd’hui de l’importance de ses propriétaires. Datée des années 1470, restaurée après le tremblement de terre de 1823, puis par le célèbre architecte sicilien Ernesto Basile, elle écrase de tout son gothique catalan l’étroite ruelle qui la borde, et, tel un colosse de pierre, elle veille depuis plusieurs siècles sur les échoppes qui autrefois appartenaient aux marchands d’Amalfi, de Gênes, et de Pise. De ses murs épais, elle dissimule aussi aux regards indiscrets de fastueux appartements. Aménagés dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ceux-ci ne furent pas le fait des Termine, baron de Birribaida, princes de Casteltermine et de Baucina, mais de Giovan Battista Marassi, baron de Fontanasalsa et duc de Pietretagliate, qui racheta l’auguste demeure en 1748. À parcourir les salons, l’œil s’ennivre car si l’on excepte le premier, transformé au XIXe siècle en un songe néo-gothique que Viollet-le-Duc n’aurait pas renié, toutes les autres pièces ont conservé leur décor du XVIIIe siècle. À l’exemple de nombreux palais de la cité, le lambris y est un lambris d’étoffe. Il permettait en des temps plus anciens de mettre en valeur les portraits de famille et les plus beaux tableaux de la collection. Il souligne aujourd’hui la finesse du travail de sculpture sur bois des portes et des trumeaux de glace. D’un rococo élégant et sage, ces derniers sont répartis dans chacune des pièces afin de ménager des effets perspectifs que la réalité du lieu interdit. Cette rupture de l’espace se manifeste également au plafond. Qu’il s’agisse de l’Allégorie de la Sagesse peinte à fresque dans la bibliothèque par Francesco Sozzi (1732-1795) ou de l’Allégorie de la vertu scientifique du Prince réalisée par Vito d’Anna (1718-1769) et son fils Alessandro dans la salle à manger, les compositions semblent toujours vouloir échapper à leur bordure de stuc. L’extrémité d’une aile, le bout d’un pied, le prolongement d’une nuée se surperposent en relief sur la structure architecturée du plafond et renforcent ainsi l’effet illusionniste, suivant une formule que le XVIIIe siècle se complut à démultiplier. La salle de bal ne se soustrait pas non plus à cette règle. Par son décor admirablement restauré grâce à la ténacité du prince et de la princesse Licata di Baucina Alliata, descendants des familles qui successivement possédèrent le palais, elle se veut aussi une apothéose. La couleur y triomphe. Au plafond, Vito d’Anna, en son temps le peintre le plus célèbre de Sicile, exécuta en 1762 sans l’aide de ses assistants l’Allégorie de la vertu politique du prince. À ses figures solidement charpentées répondent les grâces bucoliques d’un précieux pavement de majolique rappelant les créations napolitaines de Leonardo Chiaiese. Chèvres et chevriers s’y délassent aux abords d’un point d’eau. Privée de lumière naturelle, la pièce fut pourvue d’un exceptionnel lustre de Murano, l’un des plus grands d’Europe. De ses 99 branches, cet arbre de cristal illumine les copies d’après les maîtres napolitains et nordiques qui s’inscrivent en dessus-de-porte, et il se reflète à l’infini dans le chantourné des miroirs au tain. Chacun des détails invite à la contemplation et fait de ce salon un espace d’exception que l’on a peine à quitter. Site essentiel de la sociabilité palermitaine, la salle de bal n’en était pas pour autant utilisée tout au long de l’année.
Les parfums du jasmin et du citronnier
Dès les premières chaleurs, à l’exemple du Prince Salina gagnant Donnafugata, les familles abandonnaient le confinement citadin pour l’air de la campagne. Ouvrant largement sur la mer, Bagheria s’imposa très vite comme l’une des villégiatures recherchées aux portes de Palerme. Protégées par de hauts murs, les villas y sont encore nombreuses et le plus souvent toujours habitées. Celle du marquis et de la marquise Paternò di Spedalotto embaume des parfums du jasmin, de l’oranger et du citronnier. Ourlée du vert de ces essences et se détachant au-devant d’une baie que le temps semble avoir préservée, elle fut construite de 1784 à 1790 sur les plans d’Emmanuele Cardona, élève du plus célèbre architecte du néoclassicisme sicilien, Giuseppe Venanzio Marvuglia. Bien que commandée par Don Barbaro Arezzo, la villa ne demeura pas en sa possession. Avant même la fin des travaux, elle fut acquise par les Paternò. Parangon de l’architecture des dernières années du XVIIIe siècle, le bâtiment se joue de la déclivité du terrain. De plain-pied côté cour, le piano nobile devient un premier étage côté jardin et ouvre sur une terrasse pavée de blanc et de bleu formant belvédère. Les embruns en font au crépuscule un lieu de convivialité. Aux heures les plus chaudes, l’enfilade des salons apporte sa fraîcheur. Celle-ci s’en trouve encore renforcée par les tonalités claires des fresques qui couvrent les murs. Attribuées à Elia Interguglielmi (1749-1835) et à ses assistants, elles rendent hommage aux nombreux décors antiques que les fouilles d’Herculanum et de Pompéi révélaient aux artistes dans les mêmes années. Écho aux recherches conduites par les frères Adam sur une île plus septentrionale, ces peintures démontrent combien le néoclassicisme ne saurait être circonscrit à un climat ou à une nationalité. Résultant d’échanges et d’adaptations, il se veut un langage universel. Peut-on réellement s’étonner qu’un artiste tel qu’Interguglielmi ait fait appel aux estampes françaises de Michel Dorigny gravées d’après Simon Vouet pour peindre dans le grand salon de la villa Spedalotto les groupes de Bacchus couronnant Ariane et de Mercure et les Grâces ? Certes non, car l’Histoire n’a jamais isolé la Sicile.
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A l’ombre du Guépard
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°507 du 1 juin 1999, avec le titre suivant : A l’ombre du Guépard