La mode et la publicité entretiennent avec la photographie des relations intimes et complexes. Séduction, créativité mais aussi commerce et efficacité en sont les maîtres mots. Produites par des photographes de renom, certaines de ces images qui étaient à l’origine des commandes s’affichent sur les murs des galeries et battent des records en salles de vente.
Plus personne aujourd’hui n’oserait contester à la photographie sa place au rang des beaux-arts. Déjà en 1850, Le Gray ne lui voyait pas d’autre objet. Et lorsque les opérateurs de la Nouvelle Vision s’inspiraient des leçons du Bauhaus, ils ne voyaient pas malice à vendre leurs travaux aux « démons » de la réclame, y consacrant même l’essentiel de leur talent, de leur inspiration et de leurs découvertes techniques. Aujourd’hui, les œuvres de Laure Albin-Guillot (pour la Compagnie générale transatlantique), Pierre Boucher (pour Hotchkiss), Florence Henri (pour Jeanne Lanvin) ou François Kollar (pour Palmolive), se vendent aussi bien dans les galeries que sur le second marché. De même, ces photographes n’éprouvaient-ils aucun complexe, sinon une certaine fierté, à prolonger leurs recherches graphiques dans le domaine de la photo industrielle, comme Germaine Krull, Eli Lotar ou André Steiner. Les choses se sont un peu compliquées au lendemain de la guerre, lorsque pour des raisons très divergentes d’un pays à l’autre, une dichotomie s’installa entre les différentes pratiques photographiques. Les Américains en particulier, et non les moindres, parce que cela servait leurs intérêts, n’ont depuis cinquante ans cessé d’imposer un distingo entre photo commerciale et photo créative. Différences qui avaient le don d’irriter un professionnel de l’image comme Jeanloup Sieff. Dans les années 60, « les cloportes à imperméables gris n’ayant pas encore inventé la subtile distinction entre “travail de commande” et “travail personnel” (ou, pour employer leur jargon, entre la “photographie mercantile” et la “photographie créative”), nous considérions tous notre travail comme personnel et les commandes comme un moyen de pouvoir le réaliser, en détournant, le plus souvent, les obligations qui nous gênaient. Cela ne nous empêchait d’ailleurs pas de nous passer souvent des commandes à nous-mêmes, ce qui est la seule définition du travail personnel ! » (extrait de Demain le temps sera plus vieux aux éditions Taschen). Sans doute les cloportes en question ont-ils oublié de fréquenter les salles des ventes où l’on peut voir des œuvres qui furent d’abord des commandes atteindre désormais des sommets sur le marché de l’art – telle la fourchette sur le bord d’une assiette, une photographie d’André Kertesz qui, négociée pour une somme record il y a deux ans, servit d’abord de support publicitaire pour une marque d’argenterie...
De leur côté, en effet, les Français n’étaient pas en reste pour bien marquer la différence qu’ils entendaient affirmer entre approches « commerciale » et « créative », débat qui fit longtemps rage dans les clubs de « barbichus ». On comprend dès lors l’agacement d’un Guy Bourdin – à coup sûr considéré aujourd’hui comme un grand artiste – mais qui ne voulut jamais se trouver récupéré par les officines culturelles de toutes sortes. En effet, pour lui, comme pour des gens aussi importants dans l’histoire du médium que Richard Avedon, David Bailey, Erwin Blumenefeld, William Klein, Norman Parkinson ou Irving Penn, il ne pouvait faire de doute que le travail sur la mode relevait d’une pratique artistique, sans qu’il soit besoin – sous prétexte qu’elle rapportait de l’argent et constituait un travail commandé par la crème des directeurs artistiques, Alexis Brodovitch, Alexander Lieberman – de la reléguer dans une rubrique à part, le plus loin possible des nobles démarches des « photographes purs ». Aujourd’hui, nous dira-t-on, ces bisbilles n’ont plus cours. Il est couramment admis que la photo de mode brasse une multitude d’influences, de sous-genres, d’associations d’idées. Pour l’opérateur, la frontière se situe plutôt entre le rédactionnel et la publicité. Il y a là une différence de traitement financier non négligeable, certainement liée à des contraintes à la mesure des enjeux commerciaux. Certains les revendiquent comme autant d’éléments stimulants, de véritables défis. D’autres suivent scrupuleusement les directives des « créatifs » des agences de publicité. Quel sera le destin de ces images ? On trouve déjà dans certaines galeries d’art contemporain des photographies ressemblant étrangement à des messages publicitaires. Clin d’œil au Pop Art ? Astuces ou énigmes conceptuelles ? Le temps n’est plus où la mode et la publicité se contentaient de représentations glacées, sous la houlette de directeurs artistiques formés à la peinture classique. On sait depuis les campagnes provocatrices d’Oliviero Toscani pour Benetton que la photo moderne pratique sans vergogne le mélange des genres afin de susciter une réaction du spectateur. Ce mélange se trouve d’ailleurs fortement favorisé par le développement des nouvelles technologies, comme le numérique : autant ce que l’on voyait dans les années 30 ou 50 pouvait passer pour une incitation au rêve, fabriquée avec le plus grand soin dans le secret du laboratoire, autant les images proposées aujourd’hui sont le résultat d’un véritable concassage virtuel de tous les fantasmes traversant notre époque. Les nouveaux photographes allemands comme Jürgen Teller, Wolfgang Tillmans, ou les bataillons de talents rapidement sortis de l’anonymat (Cédric Buchet, Stefan Ruiz, Ola Bergengren...) par les dirigeants des magazines branchés – The Face, ID, Dazed and Confused et leurs nombreux épigones – mettent en évidence une image de la mode qui refuse de se laisser enfermer dans le studio, et voudrait participer au grand air de tout ce qui nourrit la culture jeune : messages empruntés dans la rue, graffitis, sorties en club, grands rassemblements (raves, love parades), utilisation de nouveaux médias (jeux vidéo, images numériques, palette graphique, photoshop), apparente liberté sexuelle, brassage ethnique, musique techno... D’ailleurs, le principe fondamental de la techno (le sampling) ne se situe-t-il pas au cœur des pratiques contemporaines, aussi bien dans la représentation graphique de la mode, que dans la mode elle-même, au carrefour de toutes les époques et de toutes les... modes ? Les fondateurs et directeurs artistiques des revues phares de la nouvelle presse tendance, Terry Jones (ID) et Rankin (Dazed and Confused) pour les plus connus ou encore le duo M/M (Vogue), Michel Mallard (Blast et ex-Jalouse) ont pris le relais de leurs illustres prédécesseurs, Harri Peccinotti (le Nova anglais) ou Willi Fleckhaus (Twen), afin de pousser plus loin encore le développement logique de l’imbrication entre images et mise en pages, et souligner l’interdépendance des cultures visuelles, sonores et vestimentaires. Dès lors, à l’heure où la mode entre au musée, quoi de plus naturel que ceux qui la photographient investissent les
galeries ? Au sérieux, toujours menaçant, que suppose une telle démarche, les Anglais et les Japonais savent au moins opposer un sens de l’humour chargé d’ironie, que certains publicitaires n’hésitent plus à utiliser pour titiller la clientèle des fabricants de « fringues ». Et l’art, dans tout cela ? Laissons à Jeanloup Sieff le soin de conclure : « Eh bien, non ! La photo n’est pas un art, mais Kertesz est un artiste ; la peinture n’est pas un art, mais Bonnard fut un artiste ; la musique n’est pas un art, mais Erik Satie restera un artiste... Pour simplifier ce débat éternel et vain, je propose, sans grand espoir d’être suivi, de classer les photographes en deux grandes familles : les bonnes et les mauvaises ! »
- Le Festival international des Arts de la Mode, qui se tiendra cette année encore à Hyères, a pour ambition de faire découvrir chaque année une dizaine de créateurs et autant de photographes de mode. Outre les défilés, notamment celui, très attendu, des Jeunes Créateurs, plusieurs expositions auront lieu. « 12 jeunes stylistes » et « 12 jeunes photographes » dans les salles voûtées de la Villa Noailles, du 26 au 29 avril ; « Karl Lagerfeld », dans la piscine de la Villa Noailles ; « Mode et illustration », du 26 avril au 16 juin, Tour des Templiers, place Massillon ; « Nick Night et Peter Saville », jusqu’au 16 juin ; « Live with clothes », photographies de Kyoichi Tsuzuki sur les fous de la mode japonaise. « 17e Festival international des Arts de la Mode à Hyères », stylisme, photographie & rencontres, Villa Noailles, montée de Noailles, tél. 04 94 65 22 72 ou www.festivals-hyeres.com. Les 26, 27, 28 et 29 avril.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
L’image de la mode
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°536 du 1 mai 2002, avec le titre suivant : L’image de la mode