L’exposition organisée par Jacques Thuillier au Musée Fabre de Montpellier révèle un maître. Contemporain de Molière, Sébastien Bourdon (1616-1671), est un artiste au style fort et cohérent, trop souvent rapproché, à son détriment, de Poussin ou des frères Le Nain. Voici les raisons justifiant le bien fondé d’une telle résurrection.
Sébastien Bourdon, né quelques années avant Molière, mort deux ans après le comédien, lui ressemble. Il a connu lui aussi cette vie errante, sur les routes, entre les corps de garde pouilleux où l’on joue au trictrac et les châteaux hospitaliers. Molière, Parisien, ne connut le voyage à l’aventure, avec son chariot de comédiens, qu’un peu plus âgé. Il en tira des caractères, des silhouettes qu’il rapprocha des héros des comédies antiques. Bourdon, comme les Le Nain, montra des gueux, des paysans, des servantes d’auberge, et il les revêtit parfois des attributs des saintes et des dieux. Le jeune Bourdon s’était fait soldat, sans avoir et sans avenir, puis, fort de sa vocation, était parti pour l’Italie en 1634. Trois ans plus tard il fuit Rome pour Venise, poursuivi par le Saint-Office qui traquait en lui le protestant. Il revint à la conquête d’un Paris que dominaient déjà Vouet et son atelier, Le Brun et Le Sueur. Bourdon renonce alors à la bohème, se drape dans l’habit sombre des réformés, « fuit les débauches » et travaille.
Un regard de feu
En 1643, l’année où Molière fonde l’Illustre Théâtre et s’engage sur les routes de France, Bourdon donne son premier grand chef-d’œuvre, le Martyre de saint Pierre, pour Notre-Dame de Paris. Tempérament sanguin, « regard de feu » comme le rappelle Jacques Thuillier, il reste celui qui a giflé Samuel Boissière, peintre et compatriote montpelliérain, en pleine cathédrale. En 1660, il échange encore, à l’Académie, de « grosses paroles » avec Le Brun. Excellent connaisseur, ce mauvais caractère sait s’approprier toutes les manières de ses contemporains. Virtuose, il excelle aussi bien dans le tableau d’histoire, la mythologie, la petite scène de genre, il rend hommage à Poussin, aux Flamands, à Claude Gellée. Molière aussi jouait à imiter Corneille ou La Fontaine, alternait farces, pièces à machines et comédies. C’est ce qui perd Bourdon aux yeux de la postérité. L’étendue de ses dons limite son talent.
Un artiste maudit malgré lui
Bourdon peintre comblé joue en effet le rôle de l’artiste maudit malgré lui. Comblé, il reçoit de nombreuses commandes, fait partie du premier contingent d’artistes siégeant en 1648 à la nouvelle Académie de peinture. Maudit, parce que ses chefs-d’œuvre n’existent plus. La galerie de l’hôtel Bretonvilliers, que le Bernin saluait comme une merveille et que tous les contemporains disaient la plus belle de Paris, a disparu sans laisser aucune trace. On n’en possède plus le moindre fragment découpé. Le plafond de la chambre du roi aux Tuileries, abattu lui aussi. Le grand tableau des Échevins de Montpellier, mis en pièces. C’étaient les œuvres qui plaçaient Bourdon au rang des grands artistes de son temps. Comment imaginer Molière sans Le Misanthrope, sans Dom Juan ? Ses dessins devaient être nombreux. Tout juste s’il en reste une dizaine que l’on puisse lui attribuer avec certitude, et que l’exposition révèle. Pourtant, les musées de France et du monde regorgent de Bourdon, qui sont loin, c’est ce qui acheva de le perdre, d’être tous de sa main. Le succès fonctionne comme une efficace malédiction. Prolifique artiste, auteur de bambochades, petites scènes de genre, haltes de voyageurs débottés dans des auberges, on lui en a donné beaucoup. Protestant paradoxal qui excellait dans les Vierges à l’Enfant et les Saintes familles, on lui attribua généreusement tous les tableaux religieux que l’on n’osait dire de Poussin ou de Vouet. Quelle manière reconnaître en effet à un artiste aussi multiforme ? C’est la principale critique qui lui fut faite en son temps et que les historiens, sans vraiment regarder les tableaux, reprirent à l’envi. Car, dans la tragi-comédie de la vie de Bourdon, il faut compter avec le traître : André Félibien, historiographe des bâtiments, théoricien de l’Académie, qui décocha à Sébastien Bourdon des flèches dont il ne put se relever. À lire Félibien, Bourdon n’aurait jamais su « se faire une manière arrestée » et n’aurait été bon qu’à plagier sans vraiment rien inventer. « Pace Félibien », s’écrie Jacques Thuillier. C’est le grand mérite de l’exposition de Montpellier : aider à comprendre la cohérence de cet artiste, « cette unité profonde [qui] a pour corollaire une grande diversité d’expression. » Le « beau feu » qui inspire les peintures certainement de sa main se reconnaît au premier coup d’œil. Feu dans le regard de l’Homme aux rubans noirs de Montpellier et l’on pense à Alceste, l’homme aux rubans verts, chez Molière toujours, en qui le XIXe siècle voulait reconnaître l’homme du portrait de Montpellier. Ordonnance des compositions, rythme architectural des mises en scènes, science de l’espace et des volumes géométriques que Bourdon excelle à combiner, à mettre en lumière.
L’atticisme de Bourdon
C’est l’atticisme parisien dont Le Sueur (L’Œil n°514) fut lui aussi l’apôtre. Bourdon, plus que Poussin lui-même, mieux que Le Sueur, laisse la géométrie envahir ses toiles. Alternant les couleurs fondamentales, il bâtit des architectures imaginaires qui s’étagent vers le ciel, sur lesquelles se détachent les courbes et les drapés de ses personnages : les servantes du pharaon qui sauvent le jeune Moïse, Cléopâtre s’inclinant devant Marc-Antoine qui vient lui apporter la mort.
Bourdon laissa sa vie inachevée. L’éclat de son talent aurait pu le porter à devenir le plus grand peintre de la cour de Suède, où la reine Christine l’invita en 1652 mais où il ne resta que quelques mois. Il aurait pu aussi régner à Montpellier, où il s’installa en 1657, caressant le rêve d’une puissante académie locale à l’italienne. Bourdon comme Molière est mort en pleine gloire, en scène. Le Brun atteignit 71 ans, Mignard 83. Ce sont eux, en définitive, les patriarches du Grand Siècle, qui plongèrent dans le fleuve de l’oubli le bouillant et fougueux Bourdon qui n’était jamais parvenu à être leur rival.
- MONTPELLIER, Musée Fabre, jusqu’au 15 octobre, cat. éd. RMN, 390 p., 270 ill., 340 F.
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L’Illustre Théâtre de Sébastien Bourdon
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°519 du 1 septembre 2000, avec le titre suivant : L’Illustre Théâtre de Sébastien Bourdon