Qu’il peigne l’histoire sainte dans les rues de Cookham ou des scènes d’amour pour exorciser la boucherie de la guerre de 14-18, Stanley Spencer ne cesse de tutoyer le merveilleux. La Tate Britain consacre une expostion à cet artiste halluciné à l’œuvre dérangeante.
Ils sont nus tous les deux. Lui est accroupi sur le lit. Il a gardé ses lunettes. Un poil inégal couvre sa poitrine. Le geste large de ses bras, son visage grave, à moitié coupé par le cadre, évoque le prêtre officiant devant l’autel. Son sexe en berne occupe le centre géométrique du tableau. Elle est allongée devant lui, jambes écartées. Elle ne le regarde pas. Sa bouche pincée exprime la résignation ou la lassitude. A côté d’elle, posés sur le couvre-lit à rayures, un gigot cru et une côte de mouton. Pour cette étrange cérémonie, l’agneau mystique s’est mué en pièce de boucherie. Rien ne nous sera épargné : le ventre plissé de l’homme, ses mollets glabres, les seins flasques de la femme, les os saillants, les reflets bleutés des chairs illuminées par le poêle à pétrole qui rougeoie à l’arrière-plan. Scène ordinaire de l’amour dans un climat froid. Ce double nu, l’un des plus troublants de la peinture du XXe siècle, contient en puissance tout l’art d’un Lucian Freud, toute la violence d’un Francis Bacon ; il annonce certains des aspects les plus dérangeants de l’art britannique d’aujourd’hui. On songe au vers de Baudelaire : « La chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres ». Spencer, lui, n’en avait lu qu’un : la Bible. Stanley Spencer, le peintre. Il avait attendu jusqu’au mariage, à l’âge de 34 ans, sa première expérience sexuelle.
L’amour physique est une expérience mystique
Le mot de révélation n’est pas trop fort pour décrire ce qu’il éprouve alors : « La première fois que j’ai délibérément touché une femme, c’était comme si je devenais capable d’accomplir un miracle ». L’amour physique est une expérience mystique : « Un homme soulève la robe d’une femme avec la même admiration passionnée, avec le même amour pour cette femme que le prêtre soulève l’hostie devant l’autel ». Cette révélation miraculeuse se double d’une cruelle désillusion. Car la perte du pucelage a entraîné une autre perte, celle du paradis de l’enfance, qui a inspiré à Spencer toutes ses œuvres jusque dans les années 20. Ce paradis terrestre s’appelle Cookham, petit village du Berkshire, à l’ouest de Londres. Spencer y naît en 1891, il y vivra jusqu’à sa mort en 1959. A l’heure exacte de la naissance de l’artiste, une corneille s’est engouffrée dans la cheminée de Fernlea, la maison familiale, et a voltigé à travers le salon. A Cookham, l’herbe est trop verte, les maisons trop coquettes, la Tamise trop calme avec ses cygnes majestueux. A Cookham, la vie quotidienne est tissée de prodiges, de miracles modestes. Enfant, Spencer a conduit avec son petit frère la procession en l’honneur du jubilé de la reine Victoria, deux angelots habillés de blanc, coiffés d’étranges chapeaux en forme d’abat-jour à volants. Spencer entend des voix, il a ses « visitations ». Elevé dans la lecture du Nouveau Testament par son père, organiste d’église, Spencer peindra tout naturellement l’histoire sainte dans les rues et les maisons de son village. L’archange Gabriel apparaît à Zacharie et Elisabeth dans le jardin de St John’s Lodge, à Cookham ; L’Entrée du Christ à Jérusalem a pour cadre des maisonnettes de brique du village, un carré de choux dans un potager ; Le Portement de croix devient l’attraction de la Grande Rue. La guérison miraculeuse de L’Esclave du centurion montre Spencer en pyjama dans sa chambre d’enfant, veillé par ses frères et sœurs. Lors de La Résurrection, dans le cimetière du village, les épouses attentives brossent les brins d’herbe et la terre accrochée à la veste de leur mari. Dans ces mystères en plein jour, les braves gens de Cookham côtoient le divin sans sourciller, avec leur costume de tous les jours. Formé chez un peintre local puis à la prestigieuse Slade School of Art de Londres, Spencer n’a pas reçu pour rien, de ses camarades d’atelier, le surnom de Cookham. Spencer tutoie depuis toujours le merveilleux. Il a très vite forgé son style, en parfaite harmonie avec la fraîcheur poétique de ses visions.
Savoir peindre clair
Contemporain des cubistes et de Maurice Denis, il simplifie les volumes, il peint clair. Il n’est pas le seul de sa génération, en Angleterre, mais assurément le plus brillant et le plus singulier. La franchise de son pinceau, la matité de ses couleurs sont celles des fresquistes du Trecento. Réinventant un « préraphaélisme » à sa façon, il donne à ses personnages l’aspect de grosses poupées de son à la démarche virevoltante, d’enfants au visage soufflé, déguisés en adultes. C’est Giotto égaré dans l’Angleterre édouardienne. Il voit des anges au coin de sa rue. « J’étais innocent », dira Spencer. La révolte de l’ange Spencer éclate après la Première Guerre mondiale. Envoyé sur le front de Macédoine, il a cessé de peindre pendant quatre ans. Dans la poche de son uniforme, il avait glissé les petits livres illustrés à six pence de Gowans & Gray sur ses maîtres préférés : Giotto, Masaccio, Fra Angelico. De son expérience militaire, il rapporte une solide dépression nerveuse, au point de songer à demander réparation financière au ministère de la Guerre. Mais c’est aussi en Macédoine qu’il a conçu l’admirable projet de ce qui va devenir la chapelle de Burghclere, dont l’exécution l’occupe jusqu’en 1932. Il y peint des soldats-enfants, occupés aux humbles tâches du camp. Pas une goutte de sang. Spencer a intériorisé la plaie béante de la guerre. En 1925, il épouse Hilda Carline, peintre elle aussi. Avec Hilda, à qui il continuera d’écrire des lettres d’amour bien après sa mort, Spencer se conforte dans l’idée que seul l’amour charnel peut cautériser la boucherie innommable de 14-18 : « Pendant la guerre, alors que je considérais l’horreur de ma vie et de la vie de ceux qui étaient là avec moi, je sentis que l’unique façon d’en finir avec cette effroyable expérience serait que tous décident soudainement de s’abandonner à tous les excès, à tous les désirs charnels, sexuels, à la bestialité, quel que soit le nom qu’on voudra leur donner. C’est là qu’est le patrimoine des joies humaines ». Ce programme « peace and love » va peu à peu se superposer à l’univers merveilleux du premier Spencer, lui insuffler une joyeuse obscénité, dénuée de tout sentiment de culpabilité. Dès lors, Spencer concentre tous ses efforts de peintre à la glorification d’un nouvel Age d’or. Ses héroïnes sont de grosses dames en blouses à fleurs, en tricots distendus par de trop nombreux lavages ; leur énorme chignon qui ressemble à une paire de fesses est écrasé par un chapeau autoritaire ; ses héros sont de petits bonshommes à casquette molle de tweed. Ce grand tourbillon de l’amour forme les couples les plus cocasses. Dans L’Amour parmi les nations, une petite grand-mère toute timide est enlacée par un grand Noir entièrement nu, une autre tombe passionnément à genoux devant un Turc coiffé d’un fès. Déformés et grimaçants, les personnages des Béatitudes de l’amour forment une véritable galerie de monstres qui évoquent l’univers d’Otto Dix.
Le mystère de l’accouplement universel
A cette différence que Spencer n’est jamais sarcastique. Il dit plutôt son émerveillement devant le mystère de l’accouplement universel qui transfigure même les plus laids, les plus vieux. De l’un de ces couples, il écrit : « Il s’est vidé en elle environ dix-huit mille fois (...) C’est magique de la voir se déshabiller à cet effet ». Plus tard, la femme dira : « Je me sens merveilleusement bien avec ta chose à l’intérieur de moi. Je pense que l’idée de prendre le sacrement est venu de là vraiment ». Cette interprétation très personnelle du message christique n’est pas du goût des autorités. Quel n’est pas l’étonnement de Spencer lorsqu’en 1935, la Royal Academy rejette deux de ses tableaux ! Spencer démissionne aussitôt. Le prodigieux Double portrait et les nus des années 30 marquent l’aboutissement de cette frénésie amoureuse. Les costumes de tweed, les blouses à fleurs sont tombés, découvrant non pas le corps infantilisé de poupées de son, mais de vrais corps déshabillés avec leur flétrissure, leur pilosité. Suffoqué par son sujet, il oublie la poésie naïve de ses tableaux antérieurs pour une âpreté qu’on ne lui connaissait pas. Il est terrassé par sa vision, qu’il livre dans toute son immédiateté. Il avoue lui-même à propos du double portrait : « Il n’y a rien de mon imagination habituelle dans cette chose : c’est directement d’après nature, et mon imagination ne travaille jamais face à des objets ou un paysage ». Il se compare à une fourmi, fouillant méthodiquement chaque creux, chaque relief de ce paysage accidenté qu’est le corps de la femme. A la même époque, il peint des paysages d’un réalisme halluciné.
Il a d’abord peint Hilda nue, l’année même de leur divorce, en 1936. Puis Patricia Preece, épousée l’année suivante. Pour elle, il se ruine en lingerie fine, en robes innombrables. C’est elle qui figure sur le Double portrait. La mise en scène fascinée du corps de la femme est aussi celle d’un corps qui se dérobe. A la séparation d’avec Hilda succède l’étrange mariage avec Patricia, jamais consommé. Ces images de la vérité révélée, Spencer projette de les mettre au cœur de son grand projet, qui ne verra jamais le jour : la Maison-église. Le désenchantement du péché originel s’est abattu sur lui. La chair est triste. Mais son pinceau n’a jamais été aussi ferme.
A droite : Boatbuilder’s Yard, Cookham, 1936, huile sur toile, 88 x 71 cm, City Art Gallery, Manchester.
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L’évangile selon Stanley Spencer
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°526 du 1 mai 2001, avec le titre suivant : L’évangile selon Stanley Spencer