Sous l’égide de quatre artistes, Novalis, Nerval, Hugo, Breton, l’exposition du Pavillon des Arts s’attache à rendre divers récits de rêve, à travers deux cents œuvres sur papier : gravures d’Hercule Seghers, photographies de Brassaï, frottages d’Ernst, manuscrits d’écrivains... Le rêve n’est alors plus une simple activité nocturne mais bel et bien un champ d’exploration esthétique et poétique.
Si le christianisme, selon la formule de Renan, n’est qu’un essénisme qui a réussi, le surréalisme n’est qu’une secte dada qui s’est imposée. Et ce, grâce à la pugnacité et à l’injustice notoire d’un hérésiarque de talent : André Breton, partagé toute sa vie entre la quête d’ancêtres et la solitude du révolté. Dans le texte fondateur Le Manifeste du surréalisme, Breton a encore l’épithète généreuse : « Swift est surréaliste dans la méchanceté. Sade est surréaliste dans le sadisme, Chateaubriand est surréaliste dans l’exotisme [...] Poe est surréaliste dans l’aventure, Baudelaire [...] dans la morale, etc. » Dans le Second Manifeste du surréalisme de 1930, revolver à la main, il s’enveloppe dans son drapeau avec superbe. « En matière de révolte, aucun de nous ne doit avoir besoin d’ancêtres. Je tiens à préciser que selon moi, il faut se défier du culte des hommes, si grands apparemment soient-ils. Un seul à part : Lautréamont, je n’en vois pas qui n’aient laissé quelque trace équivoque de leur passage. » À l’égard du romantisme il précise ses réticences : « ...ce romantisme dont nous voulons bien, historiquement, passer aujourd’hui pour la queue, mais alors la queue tellement préhensile. » Solitude caudale qui prendra fin en 1933 avec la revue Minotaure, somptueux albums des ancêtres et cousins de la famille surréaliste que nous retrouvons en 1936 en première
partie de l’exposition au MoMA de NewYork « Fantastic Art, Dada, Surrealism ».
Automatisme et hallucination
Nous retrouvons ces ancêtres et ces cousins dans l’exposition « Trajectoires du rêve », qui aurait pu aussi s’appeler « Trajectoires automatiques », tant « le récit de rêve » et « l’automatisme », concepts clés de Breton, imprègnent le parcours muséographique sous l’égide de quatre noms Novalis, Nerval, Hugo et Breton lui-même. Précieuse puisqu’elle ne présente que des « œuvres sur papier », dessins, gravures, photographies, manuscrits, l’exposition sert à parts égales le mot et l’image entre lesquels Breton a toujours oscillé. Elle suscite des trajectoires croisées entre les pays et les époques, des rapprochements, des échos, labyrinthe du sens qui se parcourt et se déchiffre à petits pas.
Ainsi se savoure le voisinage inattendu des gravures d’Alexandre Cozens et des frottages de Max Ernst. On connaît ces derniers dont l’inventeur a raconté la trouvaille : « En 1925 [...] me trouvant, par temps de pluie, dans une auberge au bord de la mer, je fus frappé par l’obsession qu’exerçait sur mon regard irrité le plancher, dont mille lavages avaient accentué les rainures. Je me décidai alors à interroger le symbolisme de cette obsession et, pour venir en aide à mes facultés méditatives et hallucinatoires, je tirai des planches une série de dessins, en posant sur elles, au hasard, des feuilles de papier que j’entrepris de frotter à la mine de plomb. » Ernst connaissait-il la méthode de Cozens qui consistait à imaginer des paysages à partir de taches d’encres ? Probablement pas, il devait être plus familier, en tant qu’Allemand, des rêveries d’un Christoph Lichtenberg faisant apparaître des caricatures sur son ciel de lit râpé, ou des kleksographies (dessins nés de taches) de Justinus Kerner, sortes de tests de Rohrschach avant la lettre ; mais la méthode de Cozens « destinée à secourir l’invention dans le dessin des compositions originales de paysages » évoque étrangement les moyens de « forcer l’inspiration », d’intensifier « l’irritabilité des facultés de l’esprit » cherchés par Ernst et ce n’est pas un hasard si cette méthode fut redécouverte au milieu des années 1920. L’ancêtre commun étant Léonard de Vinci qui recommandait à ses étudiants en mal de composition de scruter les défauts et les salissures d’un vieux mur pour « voir » des scènes de bataille et des paysages. Même famille encore avec Hercule Seghers dont les paysages hallucinés marquent Joseph Sima en 1925 et sont commentés d’un texte syncopé par Carl Einstein dans Documents en 1929 : « Une sorte d’agoraphobie caractérise ces gravures. On y trouve un mépris douloureux, un dégoût de toute sociabilité, une Hollande à rebours. » Mais avec Einstein nous sommes chez les frères ennemis du surréalisme qui cultivent le « bizarre » et préfèrent l’hallucination volontaire à l’automatisme et au rêve. Une déception dans cette section, l’absence de Dalí, le premier théoricien, avec Jacques Lacan, entre 1929 et 1933 de cette « vision » du mur de Léonard, sous le nom de « paranoïa ». Pulsion non pas pathologique mais au cœur même du phénomène de la perception : puisque chacun interprète, selon ses propres obsessions, le donné sensible. La fameuse image paranoïaque, publiée dans Le Surréalisme au service de la Révolution, carte postale représentant une case africaine, vue par Dalí comme une tête de Picasso et par Breton comme un portrait du marquis de Sade, aurait été ici à sa place. Mais Dalí jouit encore d’une mauvaise réputation.
Aux côtés de Rimbaud et de Lautréamont, Nerval est un ancêtre de choix cité dans Le Manifeste pour avoir revendiqué « cet état de rêverie surnaturaliste comme diraient les Allemands » et dans le second pour avoir assimilé dans Aurélia « le rêve et la vie ». Évoquer Nerval, c’est aussi rappeler cet état de disponibilité qui le fait errer dans le Paris des Nuits d’octobre, un Paris illustré par Charles Meryon, un siècle avant le Breton de La Nuit du tournesol (avec des photographies de Brassaï).
Errances de Nadja mais surtout des Vases communicants, texte qui commence par des considérations sur le rêve et se poursuit par des vagabondages somnambuliques dans le Paris diurne. Le rêve a envahi la vie, les rues se substituent aux plis des draps sur lesquels rebondit le songe. Automatisme déambulatoire placé lui aussi sous le signe d’Aurélia, haut lieu du délire paranoïaque « ...les objets sans forme et sans vie se prêtaient eux-mêmes aux calculs de mon esprit ; des combinaisons de cailloux, des figures d’angles, de fentes ou d’ouvertures, des découpures de feuilles, des couleurs, [...] je voyais ressortir des harmonies jusqu’alors inconnues. Comment, me disais-je, ai-je pu exister si longemps hors de la nature et sans m’identifier à elle ? » Esthétique éminemment romantique et surnaturaliste. Dans Minotaure, André Breton rend hommage à tous ceux qui, comme Nerval, interprètent les signes de l’informe et tentent « de percevoir les rapports du monde réel avec le monde des esprits ». Parmi ces médiums et autres artistes visionnaires présentés dans Le Message automatique, Victorien Sardou, plus connu comme dramaturge, évoque dans ses gravures réalisées sous la conduite de « l’esprit de Bernard Palissy » des architectures fragiles et éthérées, « fantômes d’architecture », aurait dit Nerval. Il s’agit en fait des demeures aériennes et fantasques des « esprits de la planète Jupiter ». De la même eau, mais en couleurs, Hélène Smith, autre médium chère à Breton, évoque les habitations de la planète Jupiter, mirages ponctués de clochetons et de minarets fort proches du seul dessin que l’on connaisse du Facteur Cheval, auteur du Palais idéal, un des hauts lieux du surréalisme. On aurait pu s’attendre à retrouver ici les paysages et les burgs de Hugo, nés aussi de taches d’encres et d’expériences spirites, mais les commissaires de l’exposition ont préféré Le Promontoire du songe où le poète traduit la stupeur qui l’a saisi à la vue de la lune à travers la lunette de son ami Arago, ni « la lune algébrique » des savants, ni « la lune métaphorique » des poètes mais, « l’inaccessible presque touché. L’invisible vu ». Texte magnifiquement illustré par les grands pastels lunaires de l’astronome Étienne Trovelot, déjà montrés à Orsay, et par les épreuves photographiques de Stringberg qui croyait « photographier l’invisible » mais ne faisait qu’irriter la surface fragile de ses « papiers sensibles ».
La dernière étape du labyrinthe nous révèle son dédale : Breton lui-même, Nadja, et les peintres et photographes qui ont continué à jouer avec les hasards de la décalcomanie ou de la chimie argentique. Raoul Ubac et Brassaï mais aussi Jindrich Heisler. Pour finir et revenir aux origines du « regard surréaliste » toujours romantique mais déjà maniériste, les « pierres de rêve » et autres « pierres imagées » qui excitaient autant l’imagination de Rodolphe II de Habsbourg que les pères jésuites qui pensaient y voir des miracles. Cabinet de curiosités où quelques machines scientifiques rutilantes et obsolètes évoquent autant les « champs magnétiques » que les transes des adeptes de Mesmer.
Dans la lignée d’« Apollinaire critique d’art », de « Le Surréalisme et l’Amour », « Trajectoires du rêve » est une exposition qui, en confrontant l’art et la littérature, peut se lire comme une tentative de définir un territoire poétique, où l’art mêle le rêve à la vie.
« Trajectoires du rêve, du romantisme au surréalisme » se déroule du 7 mars au 8 juin, tous les jours de 11 h 30 à 18 h 30 sauf le lundi et les jours fériés. Pavillon des Arts, terrasse Lautréamont, les Halles, 101 rue Rambuteau, Ier, tél. 01 42 33 82 50.
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L’esprit des rêves
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°545 du 1 mars 2003, avec le titre suivant : L’esprit des rêves