Les transports de l’âme

L'ŒIL

Le 1 décembre 2001 - 1614 mots

Au XVIIe siècle, médecins, philosophes et artistes se penchent avec un intérêt égal sur les passions humaines pour percer à jour leurs mécanismes et codifier leur figuration. Peinture, sculpture, théâtre, opéra et musique vocale partagent le même engouement pour cette nouvelle rhétorique de l’expression du sentiment.

La Grèce antique avait déjà déployé un véritable observatoire des passions humaines, en formant les règles de la tragédie et jusqu'aux premières théories de physiognomonie, émises par Aristote dans son Histoire des animaux, puis développées par l'auteur anonyme du Physionômika, traité longtemps attribué au même philosophe. Au XVIIe siècle, l'assimilation de la Renaissance italienne et la réhabilitation conjointe de l'héritage classique à la cour de Louis XIV attisent l'engouement littéraire et artistique pour la thématique des « passions ». L'humanisme les considère comme le ressort et l'incarnation même d'une histoire humaine dont la Passion du Christ constitue le nouveau centre. Mais la véritable distinction du Grand Siècle aura été d'appuyer l'observation, le jugement et la représentation sur un discours théorique pleinement organisé. Du Traité des Passions de Descartes aux catalogues consacrés par Le Brun à la physiognomonie et à l'expression des passions, une ambition commune se manifeste : celle de percer à jour le mécanisme des passions, avant de transcrire et d'ordonner leurs effets en un  vocabulaire intelligible, appelé à son tour à émouvoir le spectateur. Une rhétorique s'élabore, qui ne tarde pas à gagner tous les domaines artistiques. La peinture et la sculpture, le théâtre, l'opéra et la musique vocale tendent alors à unir leurs procédés sous la tutelle commune du texte et du message moral que celui-ci doit délivrer.

Les passions expliquées par Descartes
Dans la première moitié du siècle, c'est tout d'abord aux médecins et aux oratoriens que l'on doit l'essor des traités en langue française sur la nature des passions. Parmi eux, L'Usage des passions de Jean-François Senault (1641) et Les Caractères des passions de Marin Cureau de la Chambre (1640-1662) offrent déjà matière à un débat philosophique. Ces religieux érudits entendent diffuser au plus grand nombre l'art de discipliner ces « mouvements de l'âme », tantôt assimilés au sentiment supérieur de l'amour (suivant la pensée augustinienne), tantôt attribués au condamnable dérèglement de la raison. En guise de remède aux « maladies de l'âme », la morale religieuse s'emploie surtout à codifier des règles de conduite dont l'horizon idéal sera « l'homme sans passions » érigé en modèle par Antoine le Grand en 1663. Descartes s'inscrit dans cette tradition récente lorsqu'il compose en 1648, à l'approche de la mort, le Traité des Passions, sa seule œuvre rédigée en français. Mais il s'en écarte d'emblée par une acception positive des passions. Dans une lettre au marquis de Newcastle, le philosophe confiera voir « dans leur usage [...] toute la douceur et la félicité de cette vie ». L'étude des passions reconduit ainsi la philosophie à ses origines. En questionnant le contact du corps à l'âme, elle soulève une énigme antérieure à l'histoire chrétienne. Or l'âme, au XVIIe siècle, ne se trouve plus localisée dans le cœur, mais dans le cerveau. Afin d'expliquer la transmission en ce lieu des diverses passions, Descartes conçoit l'existence, au centre du cerveau, d'une « glande pinéale » faisant office non seulement de capteur, mais encore de traducteur entre les sensations du corps et celles de l'âme.

L'individu et le type
Le philosophe se pose en « physicien » : il suspend toute appréciation morale pour décortiquer le mécanisme objectif des sentiments et en dresser le répertoire. La nouveauté majeure du traité cartésien consiste à classifier les passions par l'examen conjoint de leurs causes (sensations extérieures) et de leurs effets (afflux de sang, mouvements musculaires, etc.). A sa suite, l'esthétique picturale érige en système l'expression des « stigmates » qui permettent de visualiser un à un les mouvements intérieurs de l'âme. De toutes les théories artistiques, c'est celle de Charles Le Brun qui emprunte le plus ouvertement à Descartes. En 1668, le peintre prononce successivement à l'Académie royale sa Conférence sur l'expression générale et particulière des passions, qui reprend textuellement certains passages du Traité des Passions, puis une Conférence sur la Physionomie de l'homme et ses rapports avec les animaux, aujourd'hui perdue. Accompagnant la première, une célèbre série de dessins schématisant les déformations du visage réduit l'expression à la mimique, et plus encore à l'inflexion millimétrée des sourcils, devenue l'idéogramme du sentiment. Imitant, pour illustrer la seconde, les figures publiées par Gian Battista Della Porta dans son De Humana Physionomia (1586), Le Brun abandonne autant le terrain de l'allégorie que celui de la bienséance : avec une rigueur toute « scientifique », il détaille les affinités du visage de l'homme avec le faciès animal. Cette imagerie troublante est la pierre d'achoppement de l'esthétique classique voulue par l'Académie. De son côté, Félibien réclame fermement l'idéalisation des passions telle que l'avait pratiquée Poussin, comme dans son Paysage avec homme tué par un serpent (1648) que l’historien rebaptise, dans ses Entretiens, les « Effets de la terreur ». Là, l'expression du sentiment passe par une évidente référence au visage contorsionné du Laocoon, tandis que les lignes du paysage absorbent la passion humaine dans la quiétude indifférente de la nature. La fin du XVIIe siècle s'attachera plus hardiment à jouer des interférences entre l'individu et le type, Le Brun, Santerre ou Largillierre faisant intervenir la typologie des passions jusque dans le genre du portrait.

La rhétorique des passions
Si La Fontaine détourne avec bonheur les principes de la physiognomonie en représentant les caractères humains par des figures animales, la tragédie classique s'attache à orchestrer les conflits entre passion et raison dans le seul but de faire triompher un ordre régulateur. Par-delà sa mission édifiante, le théâtre renoue avec la fonction cathartique et c'est pourquoi la représentation des sentiments devient une fin en soi : le spectateur est amené à se « purger » des passions exprimées sur scène au moment où il les partage. En fondant le genre de la « tragédie en musique », Lully impose l'écriture du livret en français et emprunte au théâtre et à la poésie les techniques de la déclamation et les règles de la prosodie, afin d'atteindre à une limpidité absolue du texte. Dans le IIIe acte d'Armide (1886), il convoque littéralement sur scène le personnage de la Haine, appelée à chasser l'amour du cœur de l'héroïne. Ce passage est une invention du compositeur et de son librettiste Quinault, car on n'en trouve aucune trace dans la Jérusalem délivrée du Tasse qui servit de source au livret. Dans l'opéra, les mouvements de l'âme trouvent par ailleurs à s'exprimer, métaphoriquement, dans les effets de débordements créés à l'orchestre : la scène de tempête, genre mené à son achèvement illusionniste dans le IVe acte de l'Alcyone de Marin Marais, donne lieu à la multiplication spectaculaire des procédés descriptifs, tant au niveau scénographique qu'au niveau du rythme et de l'instrumentation. La peinture elle-même voit s'épanouir cette rhétorique codifiée des sentiments. Dans l'iconographie votive, il est significatif que saint Pierre et sainte Marie-Madeleine acquièrent une popularité sans précédent : on tente d'incarner en une seule figure la parabole de l'emprise puis de la maîtrise des passions. Les grands programmes décoratifs mis en chantier sous Louis XVI vont quant à eux conjuguer les transports de l'âme. Ainsi la coupole de l'église Saint-Louis des Invalides, confiée initialement à Pierre Mignard puis achevée vers 1702-1705 par Charles de Lafosse, offre-t-elle le spectacle des différentes passions incarnées par les saints : celles-ci sont aspirées d'un seul mouvement vers la Gloire centrale, qui les fusionne et les dépasse toutes.

Une éloquence muette
Par-delà la toute puissance du texte, l'expression des passions suscite l'interaction des arts par des techniques partagées : les acteurs tragiques et lyriques s'inspirent des têtes d'expression de
Le Brun,  tandis que la peinture mythologique et religieuse pratique les effets scénographiques. Les traités d'art vocal apparus surtout dans la seconde moitié du siècle admettent dans le domaine de l'expression le rôle du geste, des attitudes : cette gestique développée par l'opéra baroque puise elle-même à l'art oratoire et au genre de la pantomime, que les anciens se transmettaient essentiellement par la pratique. La comparaison entre rhétorique et art vocal devient chose courante : dans son Abrégé de musique (1618), Descartes faisait déjà observer que « cet art, comme notre musique, a été inventé pour exciter les mouvements de l'âme ». Le traité de Dinouart, L'Eloquence du corps ou l'action du prédicateur (1661), de même que Les Remarques curieuses sur l'art de bien chanter de Bénigne de Bacilly (1668) peuvent être considérés comme les premières démarches théoriques d'importance pour codifier le geste, non seulement au théâtre mais à l'église, où la spatialisation de l'interprétation vocale revêt une importance croissante. A cette époque, le genre du « grand motet » introduit une narration historique d'un grand impact émotionnel dans les chants qui s'ajoutent de plus en plus fréquemment en marge de la messe. L'alternance du plain-chant et de l'orgue, plus encore, y permet une libération des affects, comme si les passages interprétés par l'instrument seul venaient relayer le trop-plein des mots. La capacité unique de la musique à émouvoir les cordes de l'âme avait déjà été le propos de saint Augustin, lequel identifiait dans le chant liturgique un médiateur entre l'homme et Dieu. En 1680, Jean Le Gallois, à son tour, en appelle à l'idée que « notre âme est elle-même une harmonie, dont les accords sont excités et réveillés par ceux de la musique ». Si le XVIIe siècle laisse de côté une véritable théorie musicale des passions, c'est parce que le son instrumental pur échappe à l'objet textuel. Le XVIIIe fera pencher la balance du côté de cet au-delà des mots, et rapportera l'expression du sentiment à celle de l'ineffable.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°532 du 1 décembre 2001, avec le titre suivant : Les transports de l’âme

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