L’imaginaire débridé des surréalistes a engendré des monstres. Simples fantaisies ou manifestations d’une profonde angoisse, ces créatures hybrides et énigmatiques bousculent l’ordre esthétique. Voyage à Beaubourg au pays des formes molles et des déformations.
Après « Surrealism–Desire Unbound » à la Tate Gallery de Londres et pendant que cette exposition voyage au Metropolitan Museum de New York, voici que « La Révolution Surréaliste » s’installe à Paris, au Musée national d’Art moderne. A quelques mois d’intervalle, se succèdent ainsi deux vastes panoramas consacrés à l’histoire de ce mouvement fondé et défini par le poète André Breton en 1924 dans le Manifeste du Surréalisme. Le terme emprunté à Guillaume Apollinaire en situe clairement les ambitions : il s’agissait alors, contre le rationalisme ambiant et pour échapper au « rythme conscient de la pensée », d’étendre le champ d’investigation de « l’explorateur humain » bien au-delà des « réalités sommaires », donc vers les régions mystérieuses du rêve et de l’inconscient. « Si, écrivait Breton, les profondeurs de notre esprit recèlent d’étranges forces capables d’augmenter celles de la surface, ou de lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à les capter, à les capter d’abord, pour les soumettre ensuite, s’il y a lieu, au contrôle de notre raison. » Littéraire à l’origine, le mouvement ne tarde pas à s’étendre aux peintres, sculpteurs et photographes qui déploient leurs recherches dans deux orientations principales : les processus de surgissement automatique d’images d’une part, les peintures de rêves de l’autre. Dans la lignée de Jérôme Bosch et Odilon Redon, surgissent alors d’étranges visions oniriques, fantasmes et délires qui bien souvent tournent au cauchemar : c’est l’entrée en scène des monstres dont le domaine naturel, l’imaginaire et l’inconscient, se trouve ainsi révélé. Nombreux sont les monstres mythologiques et littéraires à être convoqués dans des œuvres tantôt fascinées, tantôt inquiètes. Le Minotaure figure au premier rang de ceux-ci : alter ego de longue date de Pablo Picasso et incarnation de son énergie créatrice, son histoire ne cesse d’inspirer André Masson qui le représente faisant corps avec le Labyrinthe, sa demeure mythique, dans une étonnante image de corps-architecture. C’est autour de cette figure que l’éditeur Albert Skira parvient à fédérer les surréalistes divisés par des crises successives. De 1933 à 1939 paraît ainsi Minotaure, « la revue à tête de bête », l’une des plus belles réussites en matière de revues d’art : parfait emblème en effet pour le projet surréaliste que cet être, corps d’homme et tête de taureau, éminemment corporel et dont la raison semble livrée à l’animalité la plus brute. Le Père Ubu d’Alfred Jarry, grand amateur de « merdre » et obsédé de sa « gidouille » (son ventre), fournit un contrepoint grotesque à cette exacerbation du corps, de ses besoins et de ses pulsions. Joan Miró, Yves Tanguy ou encore Max Ernst le représentent tantôt inquiétant, tantôt dégoulinant, ou bien transformé en une forteresse-toupie (Ubu Imperator de Max Ernst). Dora Maar le photographie en gros plan sous les traits d’une taupe. Définitivement repoussant, il abdique dans cette opération son reste d’humanité, condamné à vivre dans l’obscurité des entrailles de la terre. Il incarne dès lors les pulsions souterraines et refoulées. Animalité, corps et viscères caractérisent ces monstres réactualisés par le surréalisme, mais aussi ceux qu’imaginent les artistes, loin de tout modèle. Le Monsieur K de Victor Brauner et ses multiples avatars mettent en avant leur ventre proéminent tandis qu’Acéphale, créé par Masson, est un homme sans tête aux intestins en spirale visibles sur son ventre. Un crâne lui tient lieu de sexe et livre le siège de la raison aux pulsions, celles de vie et celles de mort, ici indissociables. Cette figure sert de frontispice à la revue du même nom, fondée en 1934 par Georges Bataille, Pierre Klossowski et Roger Caillois, revue pluridisciplinaire orientée vers le dévoilement des zones inexplorées de la conscience humaine. Jouer le corps contre la raison et amener par là le refoulé à la lumière en inversant l’intérieur et l’extérieur, tel est en partie le projet surréaliste qui ne saurait être mieux servi que par les monstres en tous genres, fruits d’un imaginaire débridé et porteurs en cela de ce que l’on a coutume de masquer et de taire.
Une vie organique grouillante
Même quand elles ne représentent pas directement des monstres, les œuvres surréalistes sont travaillées par les diverses caractéristiques du monstrueux. Les formes molles et indéterminées de Tanguy ou de Picasso suggèrent une vie organique grouillante et incontrôlée où toutes les déformations et les passages d’une forme à l’autre sont possibles. Chez Masson, les règnes (humain, animal, végétal) se confondent pour donner naissance à des êtres hybrides tantôt munis de pattes d’oiseaux ou de félins, tantôt enracinés dans le sol, des feuilles poussant à la place de leurs mains ou de leurs oreilles : le monde apparaît dès lors fondamentalement instable. Il en va de même chez Dalí, en particulier dans ses images doubles, où il joue d’illusions d’optique pour juxtaposer objets, corps humains et animaux : un visage est en même temps un compotier, les deux images étant perceptibles à la fois simultanément et successivement. L’hybridation se trouve au fondement de bien des techniques utilisées par les artistes surréalistes. Le collage permet à Ernst dans La Femme 100 têtes d’assembler des images hétérogènes à la recherche de ce personnage énigmatique à la fois dépourvu de tête et coiffé de tous les chefs possibles ; par le croisement des imaginaires qu’il favorise, le cadavre exquis, exercice littéraire à l’origine puis étendu au dessin, engendre des créatures fantastiques ; l’assemblage tel que le pratique Giacometti procède à d’étonnants rapprochements. Ils débouchent sur de véritables métamorphoses : est-ce la table qui s’anime en un corps ou la femme qui se fige en objet ? Impossible de régler la question puisque tout ordre vole en éclats dans ce défi lancé à la logique et au sens traditionnels. En effet, dès lors qu’un être n’est pas ou plus ce qu’il est (et tel est le principe des métamorphoses, omniprésentes dans l’art surréaliste), repères, règles et connaissances sont immédiatement frappés d’obsolescence, ce qui correspond précisément au projet surréaliste. Dans un monde désormais fluctuant, les formes souples imaginées par Miró semblent en perpétuelle métamorphose, passant d’un état à un autre (solide ou liquide), germant, croissant, prenant des caractères tantôt humains, tantôt animaux. Même la photographie participe à ce brouillage généralisé des catégories, à l’image de l’orteil transformé par le gros plan et l’éclairage choisi par Boiffard : isolé de son pied, flottant dans un espace indéterminé, ce fragment d’anatomie se trouve doté d’une existence autonome impensable et défiant les lois de la nature.
Une abondance de monstres
Les surréalistes travaillent ainsi fréquemment sur les « écarts de la nature » selon l’expression de Georges Bataille, sur les déformations, les dislocations et les assemblages, prenant modèle sur les processus naturels d’engendrement et de croissance des formes pour mieux les détourner et les subvertir. L’abondance des monstres dans l’art surréaliste revêt alors une dimension de révolte. Une révolte dirigée en premier lieu contre l’ordre esthétique et le goût. Il s’agit, en exaltant des formes ou des êtres répugnants et repoussants, de rejeter les canons traditionnels et d’affirmer la liberté absolue de l’artiste à l’égard de tous les critères convenus. Produit par l’imagination dont le délire est désormais admis, le monstre transgresse en outre l’ordre naturel autant que moral. Ainsi le Minotaure, fruit des amours de Pasiphaë avec un taureau, incarne-t-il une sexualité contre nature et réprouvée par la morale ; l’interprétation du mythe par Freud en fait une métaphore du meurtre du père, transgression par excellence de la loi morale. Le Père Ubu, quant à lui, défie l’ordre social et politique en tuant le roi et sa famille puis en détruisant toutes les institutions et leurs représentants. De telles figures emblématiques mettent nettement en valeur la violence exercée par le surréalisme à l’encontre de la raison et au-delà de toute forme d’ordre ; le monstre, en ce sens, participe des visées révolutionnaires de ce mouvement. De l’écart de la nature au meurtre, du jeu à la révolte, se déploie le cortège des monstres surréalistes, exprimant soit une fantaisie exacerbée, soit de profondes angoisses. Au cours des années 30, leur présence ne fait que croître, encouragée par le réveil de monstres bien réels : la montée du fascisme et du nazisme, l’imminence et le déclenchement de la Guerre civile espagnole, puis de la Seconde Guerre mondiale. Alors ils se chargent d’une dimension encore plus inquiétante, celle de la prémonition, si vive chez certains artistes, de ce qu’Hannah Arendt a nommé le « procès inéluctable vers l’inhumain ».
- L’exposition : Elle prend la forme d’ensembles monographiques attachés aux artistes les plus importants du mouvement, auxquels répondent des cabinets de curiosités à thème : Rêve, Nuit, Flâneur, Ville, Histoire naturelle, Erotisme, Blasphème. « La Révolution surréaliste », Centre Pompidou, Galerie 1, niveau 6, place Georges-Pompidou, 75004 Paris, tél. 01 44 78 12 33 ou www.centrepompidou.fr. Du 6 mars au 24 juin. Horaires : tous les jours sauf le mardi de 11h à 21h, le jeudi jusqu’à 23h (fermeture des caisses à 22h). - A voir : L’exposition « Surrealism : Desire Unbound » organisée par la Tate Modern est désormais montrée à New York. On y voit plus de 300 œuvres, peintures, sculptures, dessins, gravures, photographies et films datés de 1914 aux années récentes et incluant les travaux de Giorgio de Chirico, Joseph Cornell, Dalí, Duchamp, Max Ernst, Magritte, Arshile Gorki, Man Ray, Giacometti, André Masson, Miró et Picasso. Un accent particulier est mis sur les femmes surréalistes telles que Leonora Carrington, Frida Kahlo, Dorothea Tanning. « Surrealism : Desire Unbound », Metropolitan Museum of Art, Iris and B. Gerald Cantor Exhibition Hall, 2e étage, www.metropolitanmuseum.org Jusqu’au 12 mai.
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Les sommeils de la raison
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°534 du 1 mars 2002, avec le titre suivant : Les sommeils de la raison