Véritable précurseur, Léopold Survage a inventé
« un nouvel art visuel dans le temps, celui du rythme coloré
et de la couleur rythmée ». A découvrir à l’Hôtel de Castillon
à Aix-en-Provence jusqu’au 30 décembre.
L’histoire se déroule boulevard Raspail, aux plus riches heures de Montparnasse et de l’Ecole de Paris, quand Picasso avait quitté Montmartre pour s’installer rue Schœlcher et quand les émigrés russes, entre autres, animaient les soirées parisiennes. En 1913, Léopold Survage, peintre russe né en 1879 et installé à Paris depuis 1908, se présente chez Guillaume Apollinaire et lui fait part de ses dernières recherches sur les « rythmes colorés ». Elles rencontrent immédiatement l’enthousiasme du poète qui y salue la réalisation d’une de ses prophéties annonçant l’avènement d’un art aérien et non figuratif. Il célèbre à cette occasion rien moins que la naissance d’une nouvelle Muse. Pour Survage, fort des recherches des avant-gardes russe et française, en particulier de Cézanne, Gauguin, de Matisse et du cubisme, « une forme abstraite immobile ne dit pas encore grand-chose ». Ce n’est qu’une fois mise en mouvement qu’elle peut exprimer une vision, un état d’âme, un sentiment. Le peintre s’applique dès lors à animer sa peinture pour créer ce qu’il nomme en 1914 un « nouvel art visuel dans le temps, celui du rythme coloré et de la couleur rythmée ». Première tentative en cette matière, les Rythmes colorés (1912-13) s’apparentent formellement aux recherches contemporaines de Delaunay et de Kupka et préfigurent par leur technique les dessins animés et les films abstraits réalisés entre autres par Eggeling et Léger dans les années 20. Au Salon d’Automne de 1914, Survage en présente trois phases aux titres évocateurs, Point de départ, Epanouissement et Le Morcellement. Images encore arrêtées à ce stade, ces encres sur papier devaient s’animer par l’intervention de dessinateurs chargés de réaliser les étapes intermédiaires et d’une caméra enregistrant puis projetant l’ensemble : un travail titanesque pour lequel Survage prévoyait quelque 2 à 3000 images pour trois minutes de film. Ce procédé novateur est présenté à l’Académie des Sciences et Léon Gaumont se montre intéressé. Mais la guerre figera définitivement les Rythmes colorés à l’état de projet dont il ne nous reste aujourd’hui, pour l’imaginer achevé, que 200 maquettes et un texte de Blaise Cendrars publié en 1919, La Parturition des couleurs, où il rêve sur la « genèse des couleurs animées », sur le « mouvement circulaire de la couleur ».
L’incarnation du sauvage supérieur
Il décrit, à grands renforts de métaphores végétales, les différents mouvements dramatiques et quasi musicaux de cette création d’un monde, d’abord l’écran noir qu’envahit progressivement un rouge sombre, puis l’apparition d’une raie bleue qui rapidement enfle, tandis que le violet se forme à la rencontre des deux couleurs et ce, jusqu’à ce qu’interviennent des losanges orangés. Alors, « l’orangé et le violet se dévorent, se déchirent. Rameaux, branches, troncs, tout tremble, se couche, se dresse. Soudain l’orangé s’épanouit comme une fleur de citrouille légèrement striée d’or. Au fond de son calice, deux pistils violets se penchent sur une étamine rouge et bleue. Tout tourne vertigineusement du centre à la périphérie ». Vient alors le vert et une fois toutes les couleurs affrontées, l’explosion se résorbe et c’est « l’évanescence jusqu’au blanc. Le blanc se fige et se durcit, le disque, le disque noir réapparaît et obstrue le champ visuel ». Lumière, couleur, espace et rythme : la vision cosmique des Rythmes colorés concentre en elle les différents thèmes de prédilection de Survage, éternels problèmes picturaux auxquels il tentera sans relâche d’apporter des solutions nouvelles. Pendant les années 20, il travaille ainsi en vue d’une « synthèse plastique de l’espace » capable d’articuler ses deux composantes, le volume et la distance. Contre l’univers cubiste progressivement restreint à la nature morte ou au portrait, Survage entend rendre compte de groupes de personnages, voire de paysages entiers. Une fois encore Apollinaire l’approuve et voit en lui l’incarnation du « sauvage supérieur » (sur-vage) qu’est l’homme moderne et annonce l’avènement d’un nouveau type d’espace pictural : « Nul avant Survage n’a su mettre dans une seule toile une ville entière avec l’intérieur de ses maisons ». Il participe ainsi aux multiples adaptations et transformations du vocabulaire cubiste inventé par Picasso et Braque au début du siècle. Il en donne une version personnelle fondée, non plus sur la dissection d’un objet ou d’un corps, mais sur l’étude de l’espace et des relations entre les objets. « Notre notion de l’espace étant formée par le fait de l’isolement et de la distance entre les objets de notre ambiance, chaque constellation d’objets est capable de fournir une synthèse nouvelle de l’espace », explique-t-il. Pour ce faire, il s’appuie sur la leçon de Cézanne qui « découvre que l’objet ou le corps n’est qu’un porteur de “Rythmes” qui, grâce à la lumière et aux ombres, passe d’une forme à une autre. Ses toiles n’étaient qu’un réseau de rythmes, dans la structure desquels les formes jouaient un rôle secondaire ». Il en retient donc l’idée de passages entre les formes et les rythmes qui en résultent, ramenant la forme visuelle à un moyen d’exprimer un dynamisme interne. Alors, ces rythmes sous-jacents mais sensibles chez Cézanne, Survage les rend apparents en prolongeant les contours et les lignes de structure interne des objets à l’extérieur d’eux-mêmes. Le peintre organise le réseau ainsi formé par la rencontre des objets et livre une nouvelle traduction plastique de l’espace. Et cette recherche formelle est inséparable, chez Survage, d’une dimension éthique et d’une visée spirituelle héritée de l’art de Gauguin. Art de symboles traduisant la coexistence des objets sur terre et les relations de l’homme avec l’univers, il donne accès, par le regard, à l’âme de l’artiste, « sa gaîté, sa tristesse ou une grave réflexion » puisqu’aussi bien, « un tableau est une amorce offerte au travail intérieur de l’homme, un motif d’introspection. Il propose de déchiffrer les énigmes fondamentales ».
« Les lumières de Léopold Survage », Galerie du Conseil général des Bouches-du-Rhône, Hôtel de Castillon, 21 bis, cours Mirabeau, 13100 Aix-en-Provence, tél. 04 42 93 03 67. Horaires : tous les jours de 10h15 à 12h45 et de 13h30 à 18h30, entrée libre. Jusqu’au 30 décembre.
Que lire ?
- Le catalogue, Les Lumières de Léopold Survage, textes de Daniel Abadie et Michel Bépoix, 92 p., 21,34 euros, éd. Conseil général/Actes Sud, 2001.
- Daniel Abadie, Survage, les années héroïques, éd. Anthèse, Paris, 1993.
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Les rythmes colorés de Léopold Survage
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°532 du 1 décembre 2001, avec le titre suivant : Les rythmes colorés de Léopold Survage