Les petits secrets de Pierre et Gilles

L'ŒIL

Le 1 octobre 2000 - 1122 mots

Après leur consécration au New Museum de New York, Pierre et Gilles envahissent de leurs icônes photographiques le stand de la galerie Jérôme de Noirmont pendant la FIAC. Les deux artistes parisiens livrent ici leurs secrets de fabrication.

Qui disait que les Américains abusaient du protectionnisme, au détriment des artistes étrangers – français surtout – souhaitant exposer dans leurs galeries et musées ? Voyez le New Museum, véritable institution de l’avant-garde new-yorkaise : il présente enfin une rétrospective consacrée à des artistes venus d’ailleurs. Les très parisiens Pierre et Gilles en sont les heureux bénéficiaires. L’expérience, positive, devrait faire des émules et attirer l’attention des nombreuses galeries de Manhattan, et de leurs clients, vers les rivages européens.
En fait, parisiens, Pierre et Gilles ne le sont plus tant que ça depuis qu’ils ont délaissé leur atelier-bunker du Faubourg Saint-Antoine pour un duplex dans une petite rue plus calme de la proche banlieue. Le rez-de-chaussée, qui tient lieu d’appartement, est une métaphore en trois dimensions de leur approche artistique, avec ses accumulations d’images glanées sur tous les marchés aux puces de la planète, ses meubles de salon de thé oriental, ses clins d’œil au kitsch mille et une nuits... Le sous-sol est plus fonctionnel : planches de contreplaqué, pots de peinture, rouleaux de papier et de tissu, établi, scie circulaire, caisses à outils... C’est ici que s’élaborent les décors, peints par Gilles et photographiés par Pierre.
De leur rencontre en 1976, lors d’une fête chez Kenzo, est née la dynamique entité puisant sans retenue à toutes les sources iconographiques. Celle du rock, d’abord. « Il y a vingt ans, dit Pierre, je publiais dans Rock&Folk mes photos de stars, David Bowie, Iggy Pop, Marc Almond, Nina Hagen, Siouxsie Sioux... J’avais déjà le souci de béatifier les stars, de restituer cette aura quasi religieuse qui les entoure depuis toujours. La démarche de Warhol, mettant Elvis, Marilyn ou Liz Taylor sur un piédestal, a pu m’inspirer. J’aimais beaucoup aussi les images de Cinémonde, cette manière de les colorer, de les enluminer, sans trop se soucier de vraisemblance. »  Et Gilles d’ajouter, de la même voix basse, chuchotée, pour ne pas déranger les esprits de ce lieu magique « enfants, nous étions fascinés par les pochettes des disques de rock et les posters fluorescents de l’époque psychédélique, très chargés de références à d’autres époques, à d’autres traditions picturales ».
En 1977, Pierre et Gilles partent ensemble au Maroc. L’année suivante les voit en Inde. Elle deviendra leur destination favorite. « La première chose que nous avons remarqué dans les rues, c’étaient d’immenses affiches de films, avec des scènes de violence théâtralisées en arrière-plan. Et puis, dans les échoppes de Bombay, Calcutta, Bénarès, nous avons découvert un art populaire où le merveilleux côtoie le trivial, les images très travaillées, très raffinées, de déités, Brahma, Vishnou, Ganesha, Krishna... se mêlant à celles de simples particuliers et de leurs photographies retouchées à l’extrême, avec un grand souci de restituer leur beauté. Une beauté séraphique, irréelle, qui serait la négation même du passage du temps, de la décrépitude physique. C’est un aspect qui nous a pas mal guidés dans notre travail. Cela rejoint la béatification des stars du rock, mais là, tout le monde peut en devenir bénéficiaire. D’ailleurs, lorsqu’on voyage en Inde ou au Maroc, on se fait souvent tirer le portrait par ces petits photographes qui travaillent jusque sur le trottoir. On fait cela aussi au Japon, dans les cabines de photomatons où l’on obtient de minuscules polaroïds autocollants joliment décorés de choses ineptes, les pellicola. Les Japonais adorent ça ! »
« Notre travail a d’abord commencé par détourer les personnages photographiés par Pierre, puis par les enchâsser dans un écrin de peinture qui faisait aussi bien allusion aux images pieuses de chez nous, avec leurs couleurs étonnantes, le jeu des lèvres et des regards en extase, qu’aux affiches indiennes qu’on trouve dans les temples. Nous pensions aussi à Andy Warhol qui, comme nous, faisait poser ses amis. Mais notre démarche était moins systématique, moins obsédée par la production. Nous n’avons jamais eu de Factory ! Et puis les décors sont arrivés, et avec eux le plaisir de la mise en scène et celui de toucher, de caresser des matières. » Comme cet écran de plumes qu’ils viennent à peine de terminer pour y enchâsser une nouvelle icône.
N’y a-t-il pas une certaine ironie à vouloir peindre le portrait de sainte Blandine, incarnée par Arielle Dombasle, ou de Marc Almond en saint Martin en songeant à une iconographie religieuse préexistante ? « Nous pensons que c’est une erreur de nous prendre au deuxième degré. Les autres peuvent nous voir comme ça, mais pas nous... Ce qui nous a d’abord donné envie de faire la série des saints, c’est de les voir exposés ailleurs que dans les églises, de les sortir d’un contexte sacré pour n’en plus conserver que l’aspect merveilleux, onirique, au même titre que notre série Les plaisirs de la forêt, qui est bien sûr nettement plus profane. Au point que le commissaire de notre exposition à New York a préféré ne pas toutes les retenir ! Cette série sur les saints nous a valu un abondant courrier émanant de prêtres catholiques. Certains l’aimaient bien, d’autres pas du tout...  »
Pierre et Gilles éprouvent un certain plaisir à brouiller les pistes, à échapper aux définitions, aux idées toutes faites. Les Américains (et pas seulement eux) viennent-ils à les considérer comme des icônes de la culture gay ? En véritables dandys, ils réfutent l’argument d’une pirouette à peine dédaigneuse. « C’est vrai que nos thèmes sont souvent proches de ce que l’on associe traditionnellement à la culture gay : les garçons aux corps lisses et musclés, les femmes intouchables, divas figées dans le temps, l’ambivalence, classique à force d’être exploitée, d’images pieuses comme celle de saint Sébastien martyr, et puis le fait que nous sommes gays nous-mêmes... Il y a des phénomènes comme ça, les ”femmes artistes“, les “artistes noirs“, les ”artistes gays“... En fait, nous sommes des artistes tout court et nous ne voulons surtout pas être assimilés à une coterie, identifiés en tant que gays avant de l’être en tant qu’artistes. »
Comme tant d’autres avant eux, ils se sont livrés au difficile exercice de l’autoportrait. En 1984, ils se représentaient en double saint Sébastien, corps idéalisés dans l’éclat de la jeunesse, liés au même totem phallique de bande dessinée. Quinze ans plus tard, les Autoportraits sans visage les montrent séparés, masqués sous des casques de motard, posant inévitablement la question de la disparition, de la mort. À moins qu’il ne s’agisse d’une réflexion sur une époque manquant, justement, de véritables icônes.

- PARIS, FIAC, 25-30 octobre et NEW YORK, New Museum, jusqu’au 21 janvier.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°520 du 1 octobre 2000, avec le titre suivant : Les petits secrets de Pierre et Gilles

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