Tel un arbre géant cachant la forêt, l’œuvre gravé de Dürer a occulté une myriade de maîtres graveurs, dont certains furent ses continuateurs, et que cette exposition révèle au public, en puisant dans les trésors du Cabinet des estampes et des dessins de Strasbourg.
Cette présentation de la gravure allemande de la première moitié du xvie siècle écarte d’emblée les noms les plus populaires, Dürer, Baldung Grien, Cranach. L’œuvre gravé des deux derniers est-il si bien connu en France qu’on puisse les écarter sans dommage ? Rien n’est moins sûr. S’il n’est pas exhaustif, le propos n’est pas non plus de réunir les exemples de ce qu’on pourrait appeler une « école ». Il s’agirait plutôt de cerner un courant de sensibilité caractérisé par l’intégration des nouveautés formelles et thématiques de la Renaissance italienne, intégration dont l’art de Dürer avait donné de prestigieux exemples et qui se poursuit dans son entourage. Si le grand maître est absent de l’exposition, plusieurs de ses principaux « modèles » italiens du Quattrocento y sont en revanche présentés en bonne place : le Combat d’hommes nus de Pollaiuolo, le Combat des dieux marins et la
Bacchanale au Silène de Mantegna, premiers chefs-d’œuvre de la gravure sur cuivre, et véritables manifestes du langage nouveau de la Renaissance. Ce langage va être rapidement diffusé par la gravure, grâce notamment à Marcantonio Raimondi, qui grave les grandes œuvres des maîtres italiens, Michel-Ange, Jules Romain et surtout Raphaël. Des rapports s’établissent aussi entre Fontainebleau, autre grand foyer de la Renaissance, et le milieu rhénan, par la diffusion, un peu plus tardive, des gravures d’Étienne Delaune d’après Primatice, Rosso et Niccolò dell’Abate. L’autre pôle d’influence majeur est constitué par l’œuvre du Néerlandais Lucas de Leyde. Lui aussi a parfaitement intégré la nouveauté de l’art italien, sa conception moderne du corps et de l’espace, ses références à la culture antique, tout en manifestant un sens prodigieux de la représentation narrative, la maîtrise du clair-obscur et de la perspective aérienne dans le paysage, toutes qualités qui, alliées à la virtuosité technique, font de lui le plus grand graveur de son temps, avec Dürer.
C’est dans ce contexte, déterminé par la circulation accrue des images, des idées et des styles grâce à la gravure (qui en bénéficie elle-même : si elle est d’abord un véhicule, elle va dans le même temps commencer à se constituer comme art autonome), que ces graveurs rhénans prennent tout leur relief. Mais qui sont-ils ? À part Altdorfer, actif à Ratisbonne, et surtout célèbre pour son œuvre peint, les autres sont peu connus, excepté des amateurs d’estampes : Heinrich Aldegrever, Barthel et Sebald Beham, Georg Pencz, Virgil Solis, Augustin Hirschvogel, Jacob Binck, Martin Treu.
Le Quattrocento en héritage
Nuremberg est alors l’un des principaux foyers artistiques du monde germanique. C’est la ville de Dürer, et c’est dans l’atelier de ce dernier que sont formés aussi bien Aldegrever (selon une tradition parfois réfutée) que certains de ceux qu’on a appelés « les petits maîtres », en raison de leur prédilection pour les très petits formats. Les frères Beham et Georg Pencz forment le « noyau dur » de cette nébuleuse de petits maîtres dont certains sont encore mal identifiés. Tous trois ont travaillé avec Dürer. Pencz en particulier a été son assistant pour la décoration intérieure de l’Hôtel de Ville de Nuremberg. Et tous trois ont eu des problèmes avec les autorités. En 1525, en effet, ils sont expulsés de la ville pour des raisons religieuses. Le procès-verbal les qualifie de « gottlose maler », peintres sans Dieu. La confrontation de leurs œuvres permet de mesurer ce qu’ils doivent à la fois à leur maître commun et à la culture humaniste de la Renaissance. Pencz, qui est allé en Italie, et en particulier à Mantoue d’où il revient très marqué par l’art de Jules Romain, multiplie les emprunts à ce dernier, comme à Michel-Ange et à Raphaël. On retrouve chez eux les grands thèmes inspirés de l’antique qu’avaient exemplifiés les Italiens du Quattrocento : cortèges, triomphes, combats, bacchanales. Pour ne citer qu’un seul exemple, le Combat de dix-huit hommes nus de Barthel Beham, dérive directement de la célèbre planche gravée par Pollaiuolo plus d’un demi-siècle auparavant ; il reprend la composition en frise inspirée des bas-reliefs romains, les figures se détachant sur le fond sombre, et la variété des attitudes permettant de multiples variations anatomiques. Parmi les mille cinq cents bois, deux cent cinquante cuivres et dix-huit eaux-fortes laissés par son frère Sebald, une très grande part est constituée de sujets mythologiques, d’histoire ancienne et d’allégories. Mais ils traitent aussi de sujets plus spécifiquement germaniques, comme la représentation de paysans, dans un esprit nouveau impulsé par Dürer : les paysans ne sont plus représentés de façon grotesque, mais avec dignité. Cette considération nouvelle fait écho aux événements politiques (guerre des Paysans) et aux bouleversements sociaux qui accompagnent la Réforme. Nos graveurs, étudiés ici pour leurs gravures sur cuivre réservées à une clientèle aristocratique férue d’humanisme, pouvaient avoir une production parallèle de gravures de propagande, plus simples, sur bois. Mais l’esprit de la Réforme perce aussi parfois dans leurs œuvres les plus sophistiquées. Ainsi, parmi les Allégories de Sebald Beham, celle du Christianisme montre comment l’artiste, adepte de la cause luthérienne, détourne un thème traditionnel de son sens habituel. Armée d’une croix, la figure serait parfaitement « orthodoxe », si elle ne laissait voir ses jambes nues qui la désignent dès lors comme une prostituée : c’est la religion officielle qui est ainsi taxée d’hypocrisie et de vénalité.
L’émergence de styles individuels
Mais ce milieu rhénan, certes très riche, s’avère difficile à cerner dans sa spécificité. Pris entre des modèles d’une stature écrasante, Dürer, Lucas de Leyde, les Italiens, ces maîtres ne seraient-ils que d’étincelants interprètes ? Il semble au contraire que l’interprétation le cède à une véritable recréation, et il est passionnant de suivre les multiples adaptations et transformations des thèmes et des motifs au gré de l’imagination et des sensibilités personnelles ; au gré aussi des exigences et possibilités d’un langage propre à l’estampe. L’exposition défend la thèse d’une émergence des styles individuels dans le domaine de la gravure. Ces artistes furent tous aussi peintres, orfèvres, ou verriers. Mais, « chez tous ces artistes, écrit Jean-Louis Schefer, l’œuvre peint le cède sans conteste à la gravure. C’est en effet chez Aldegrever, chez les Beham, chez Lucas de Leyde que se produit une intégration la mieux modulée du système des traits dans l’ensemble des surfaces ; que les gradations de plans intègrent des figures dans le cadre d’un récit ou d’une scène de telle façon que la vie de la plaque gravée est sensible en tous ses points et expose, comme jamais, des qualités purement musicales de toucher, de demi-teintes, d’harmonie et de rythme ». C’est donc à un moment crucial du processus d’autonomisation de la gravure en tant qu’art que l’on assisterait ici.
Par ailleurs, ces gravures « semblent toutes porter leur réussite d’invention dans la restitution d’une vie, d’une légèreté et d’une vivacité des figures ». C’est cette dernière qualité, animant aussi bien les sujets profanes que les thèmes mythologiques ou bibliques (d’où le titre « Les Dieux comme les Hommes »), qui confère aux maîtres rhénans, entre le réalisme flamand et l’idéalité des Italiens, leur tonalité propre.
L’exposition « Les Dieux comme les Hommes » présente une centaine de gravures et un dessin provenant des collections du Cabinet des estampes et de dessins de Strasbourg, selectionnés par Jean-Louis Schefer sur l’invitation de Fabrice Hergott, directeur des Musées de Strasbourg. Elle confronte les œuvres des graveurs rhénans à celles de leurs inspirateurs italiens du Quattrocento et à celles de certains de leurs contemporains du Nord de l’Europe (Lucas de Leyde, Étienne Delaune), dans le but de montrer à la fois le rôle de la gravure dans la diffusion des images, et la constitution d’un « style » germanique entre la fin du gothique et le début du maniérisme. Elle se déroule du 7 février au 27 avril, tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h. Plein tarif : 4,50 euros, tarif réduit : 3 euros, gratuit pour les moins de 18 ans. Musée des Beaux-Arts, palais Rohan, 2, place du Château, Strasbourg, tél. 03 88 52 50 00.
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Les petits maîtres de Nuremberg
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Abonnez-vous dès 1 €Né en 1938, l’écrivain et essayiste Jean-Louis Schefer, qui a sélectionné les œuvres présentées dans l’exposition, a publié de nombreux ouvrages sur la peinture, traitant aussi bien de Questions d’art paléolithique (1999), que de peinture ancienne (Lumière du Corrège ; Paolo Ucello, Le Déluge, 1999 ; Chardin, 2002) ou contemporaine (Gilles Aillaud, 1987). Il est également l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur la littérature, la photographie, le cinéma (Cinématographies, 1998), et d’un journal irrégulier paru sous le titre de Main courante. Pour érudit qu’il soit, Jean-Louis Schefer n’écrit pas en « spécialiste », et ce décalage est sans doute pour beaucoup dans l’originalité de sa pensée. « La méthode Schefer, écrivait Hervé Gauville dans un article de Libération à propos du Chardin, n’est ni savante ni morale. Elle consiste d’abord à introduire du vivant dans l’étude des textes et l’analyse des images. Ce vif du sujet, il le puise dans sa propre biographie. »
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°544 du 1 février 2003, avec le titre suivant : Les petits maîtres de Nuremberg