Pour évoquer les liens dynastiques et artistiques qui unirent Florence à la France, le château de Blois expose
cet été, dans une scénographie signée Hubert Le Gall, plus de 150 peintures, sculptures, tapisseries, armes, médailles et pierres dures venues des différents musées de Florence. Un parfum d’Italie sur les bords de Loire.
De toutes les gloires familiales italiennes qui inscrivirent leur geste au Panthéon de l’Europe renaissante, celle des Médicis est peut-être la plus exceptionnelle, sinon la plus éclatante. Paysans originaires de la région agricole du Mugello, la famille gagne Florence aux alentours de 1200, abandonnant le travail de la terre pour le commerce de l’argent. À la fin du XIVe siècle, Cosme l’Ancien, pater familias, et ses descendants Pierre le Goutteux et Laurent le Magnifique se retrouvent bientôt à la tête d’une compagnie florissante, qui contrôlera au faîte de sa puissance plusieurs dizaines de filiales de par l’Europe. Papes et rois ont recours à leurs précieux services. En l’espace de quelques générations, ces marchands se font princes, exerçant un pouvoir officieux sur la cité dont ils sont les rois sans couronne. Éclipsés après la prise de Florence par Charles VIII en 1494, ils regagnent la scène politique avec fracas une quinzaine d’années plus tard, rétablis dans les plus hautes fonctions avec la bénédiction de Léon X et de Charles Quint. Une initiative papa et regi qui sonne le glas de la république florentine et annonce l’avènement du grand-duché de Toscane, premier état absolustiste en Europe, dont les Médicis prennent les rênes pour deux siècles.
À vaincre sans péril
La gloire des Médicis, qui s’emparent du pouvoir sans tenir l’épée, n’en est pas moins éclatante, puisant à d’autres sources leur légitimité. L’argent leur vaut la considération, leur opportunisme un réseau de clientèle et des unions stratégiques. Mais surtout, leur immense collection d’œuvres d’art leur confère un prestige sans égal. Un trésor qu’ils sauront entretenir au fil des générations et transformer en arme politique au service de leur maintien au pouvoir. C’est pourquoi pendant trois siècles, de Cosme l’Ancien à Jean-Gaston, ultime représentant de la lignée qui s’éteint en 1737, les Médicis vont poursuivre une activité infatigable de collectionneurs, et consacrer à l’enrichissement de leurs trésors des sommes exorbitantes. Laurent n’hésite pas à vider les caisses de la banque familiale pour acquérir à prix d’or ses célèbres coupes en pierres dures qu’il faisait graver du sigle LAV.R.MED. (Laurentius Rex Medices), mention allusive à son désir secret de royauté. Au XVIe siècle, François Ier de Médicis ira plus loin encore. Le souverain sort une partie des collections de la sphère privée et princière. En l’installant dans la Galerie des Offices, la cité administrative de l’état toscan commandée par son père à Vasari, il lui donne une identité architecturale et topographique et la destine à un usage collectif. Quiconque peut y accéder sur simple demande.
Coupes de jaspe et vases mexicains
Le pivot de cette présentation inédite est la Tribune, une salle octogonale projetée par Buontalenti et terminée en 1584, offrant au regard de tous une sélection des plus belles pièces des trésors des Médicis. Sur les étagères s’amoncellent pêle-mêle bustes et satuettes antiques, petits bronze signés Donatello ou Jean de Bologne, coupes en lapis-lazuli, en jaspe et en cristal de roche. Ou encore, pour la touche d’exotisme, des vases mexicains en bucchero, des brûle-parfums sphériques d’origine islamique, de rares coquillages montés en salières ou en brocs et des céladons vert d’eau. De petits cabinets d’ébène, incrustés de pierres, débordent quant à eux de médailles d’or et d’argent et d’innombrables gemmes. Un même vent d’éclectisme érudit souffle aux portes du Cabinet de Calliope de Cosme Ier ou dans le studiolo de François Ier au Palazzo Vecchio. Les inventaires évoquent un bric à brac minéralogique, botanique, zoologique et artistique, stupéfiant assortiment d’objets disparates avec, en écho discordant aux immanquables camées, intailles et vases en pierre dure, un échantillonnage précieux de richesses indigènes. De curieux spécimens de flore et de faune venus des quatres coins du monde, côtoient d’insolites cornes de licorne (en réalité, des dents de narval) sous l’œil d’un crocodile empaillé suspendu au plafond.
Un abrégé de l’univers
Derrière ces accumulations d’objets, où l’ensemble compte finalement plus que chaque élément constitutif, pointe une logique aux ressorts philosophiques. Comme si l’éclectisme des collections médicéennes constituait un début de réponse aux besoins d’universalité animant les consciences de l’époque. Véritable theatrum mundi, auquel les humanistes maniéristes accrochent toutes leurs convictions, ces collections agissent comme l’instrument magique de l’appropriation du monde dans toute sa diversité par le souverain. Un abrégé de l’univers en quelque sorte, que l’on embrasse d’un seul regard et dont on dispose à portée de main. Car cette quête de trésors s’inscrit bien dans l’esprit philosophique de la Renaissance. Selon les convictions néo-platoniciennes alors en vigueur, les naturalia les plus singuliers, les artificia les plus achevés revêtent un caractère quasi-métaphysique : un ordre d’essence divine y est à l’œuvre. Ces « merveilles » sont ainsi susceptibles, si l’on sait pénétrer leurs secrets, de révéler l’ordonnancement suprême du monde. Les collections sont finalement, comme l’a signifié l’historien de l’art Krzysztof Pomian, « l’utile intermédiaire entre le visible et l’invisible ». À l’époque des grandes découvertes, s’ancre la conviction que l’on peut déplacer les frontières de l’invisible et arriver en des endroits que la tradition disait hors d’atteinte. La découverte de l’Amérique et la révolution copernicienne élargissent brusquement les champs de la conscience humaine. Avec l’immensité du monde pour horizon, l’homme européen constate qu’il n’est plus le centre de ce monde tandis que son séjour terrestre n’est plus le pivot de l’univers. Ce roi déchu ne pourra retrouver sa souveraineté qu’en tentant d’embrasser l’infini par la pensée. Les princes mettent alors tout leur orgueil à rassembler de vastes collections, pour pénétrer les arcanes de la nature et posséder le monde par l’esprit.
Richesses de la nature et savoir-faire humain
C’est ainsi qu’en 1594, Francis Bacon incitait Elizabeth I d’Angleterre à constituer une collection d’un genre résolument nouveau, délicat équilibre entre les richesses offertes par la nature et le génie artistique mêlé au savoir-faire humain. Il préconisait également la mise en place de laboratoires équipés de moulins, de forges, d’instruments scientifiques nécessaires aux artisans de toutes disciplines, et dont l’enjeu serait d’élargir l’éventail des techniques et de la créativité, tout en alimentant les collections et trésors royaux. Depuis le début du XVIe siècle, les Médicis épousaient, en les anticipant, les recommandations du philosophe. La famille installe notamment très tôt, d’abord aux Offices puis au Casino di San Marco, de multiples ateliers où les talents s’affrontent dans la taille des pierres dures, où se développent de fertiles recherches sur la manière de fondre le cristal de roche et sur la composition de la pâte à porcelaine. En 1575, Buontalenti, utilisant la terre kaolinique de Vicence, perce les mystères de cette technique orientale très jalousée, offrant à François Ier l’illustre privilège de présenter aux têtes couronnées d’Europe les premiers vases en porcelaine exécutés en Occident, d’un décor bleu éblouissant sur fond blanc. Le souverain prenait une part active aux recherches et ne dédaignait pas « besogner lui-même, contrefaire des pierres orientales et labourer le cristal » comme le relate Montaigne qui, en visite au Casino en 1580, se fit le témoin de la passion de François Ier pour le travail des pierres dures.
Le Parnasse des pierres dures
Il faut dire que les œuvres lapidaires ont exercé une fascination constante d’un bout à l’autre de la dynastie et constituent un tenace fil conducteur des collections médicéennes, des coupes de Laurent le Magnifique aux précieux plateaux de table en marqueterie de pierres dures, en passant par de petits cabinets d’ébène somptueusement incrustés d’huiles sur fonds d’albâtre ou de lapis-lazuli. Cette passion dévorante, nourrie par les vertus magiques prêtées aux minéraux, prend une forme institutionnelle en 1588 quand Ferdinand Ier fonde, au sein des Offices, la Galleria dei Lavori, véritable « Parnasse des pierres dures » où allaient naître les expressions les plus abouties de l’art somptuaire européen, et des spécialités florentines enviées de toute l’Europe. Parmi elles, la mosaïque de pierres dures, version moderne de l’opus sectile de la Rome antique. Elle fait naître sur les meubles, cabinets, plateaux de table, ou encore à des échelles plus monumentales – autels, chapelles...–, d’extraordinaires puzzles naturalistes où les précieuses beautés des jaspes, calcédoines, agates et améthystes rivalisent d’éclat dans le jeu subtil des juxtapositions. Véritables ouvrages de Pénélope – il fallait cinq à huit années de travail pour réaliser un seul plateau de table – ces pièces fascinent par la finesse et la précision de leur exécution qui font oublier la résistance opposée par des matériaux si peu ductibles. Les paysages sur pierre bénéficièrent également des faveurs médicéennes. Cette mode fut particulièrement développée par des artistes de culture nordique qui peignaient des scènes mythologiques, chevaleresques et dévotionnelles à même la pierre. Les caractéristiques naturelles de celle-ci servaient l’artiste dans l’exécution d’un paysage de fond. Les accidents morphologiques du calcaire de l’Arno, les pétillans tourbillons de l’albâtre, les veinures polychromes du marbre, suggèrent ici des étendues aquatiques ondulantes, là des scènes rupestres accidentées, et constituent le support de peintures initiées par la nature et prolongées par le pinceau. Un travail à deux mains qui illustre parfaitement le goût de l’époque pour cette confrontation entre invention artistique et « bizarrerie » naturelle.
L’antiquité et la mémoire
La pérennité des pierres dures contribue également a leur succès, opposant leur splendeur inaltérable aux épreuves du temps. « Les pierres dures sont un matériau qui conserve le mieux l’antiquité et la mémoire » disait Vasari. Nul étonnement à ce qu’elles aient été destinées aux œuvres commémoratives du règne des Médicis. Des portraits, tel celui de Cosme Ier, au splendide mausolée médicéen de la chapelle des Princes de l’église San Lorenzo, littéralement incrusté de marbres polychromes, tous ces étourdissants assemblages de pierres témoignent aujourd’hui encore de la magnificence de la culture artistique à laquelle le nom des Médicis reste indéfectiblement lié.
BLOIS, Château de Blois, jusqu’au 24 octobre, cat. éd. Somogy, 224 p., 200 ill., 225 F.
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Les Médicis, de bronze et de marbre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°508 du 1 juillet 1999, avec le titre suivant : Les Médicis, de bronze et de marbre