Les éditions du Regard créent l’événement en publiant la remarquable synthèse de Maurice Brock, professeur d’histoire de l’art à l’université de Tours, consacrée à Bronzino. Au cœur de ce livre intelligent et neuf, brille l’étrange galerie des portraits peints par le grand maniériste florentin.
Lorsqu’on exhuma, au XIXe siècle, le cadavre d’Éléonore de Tolède, femme de Cosme Ier de Médicis, apparut sa robe : ceux qui assistaient à cette macabre cérémonie durent rester pétrifiés. Ils étaient en face du portrait peint par Bronzino en 1545. L’anecdote, controuvée ou authentique, explique le mélange d’admiration et d’effroi qui accompagne la peinture de l’artiste « officiel » du grand maniérisme toscan, né à Monticelli en 1503 et mort comblé d’honneur dans la capitale ducale en 1572. Ses portraits dérangent, comme ceux d’Ingres, auquel il fait souvent penser. Ingres, qui n’admirait pas que Raphaël, dut les regarder durant son passage par Florence, avant de représenter, des années plus tard mais avec la même étrangeté, sous l’apparence du réalisme illusionniste le plus total, la Comtesse d’Haussonville ou Madame Moitessier : le masque parfait des visages, à la géométrie accentuée, à la pâleur transparente, le soin mis à reproduire les étoffes précieuses, les perles, les mains aux doigts allongés parlent une langue ésotérique, dont les codes se sont perdus. Les portraits de Bronzino fascinent et mettent mal à l’aise, parce que, sans doute, ils renvoient à la mort, à la glace, à la rigidité cadavérique – il suffit de regarder les doigts de Laura Battiferri ou
de Bartolomeo Panciatichi, le mari de la belle et intimidante Lucrezia. Bronzino ne capte-t-il qu’une apparence, une robe et un masque ? Il souffre de surcroît, aux yeux de la postérité, du rapprochement avec son maître et ami Pontormo, sans doute plus séduisant, qui a laissé des textes, un journal où il réfléchit à l’art et à la création. Bronzino n’aurait-il réduit l’héritage de Michel-Ange – dont il organisa, avec Cellini, Vasari et Ammanati, les funérailles solennelles à Florence en 1564 –, qu’à une « manière », une technique poussée à son point de perfection, mais dont l’âme aurait disparu.
Le livre de Maurice Brock s’inscrit en faux contre ces images réductrices. D’abord, il rend toute sa place à l’œuvre de Bronzino écrivain et poète, presque entièrement oubliée jusqu’alors, et dont la lecture attentive permet de mieux comprendre les présupposés de son art. Si, en peinture, il a étudié Michel-Ange, avec sa plume il poursuit Pétrarque. Ses sonnets obéissent à des règles formelles aussi précises et aussi contraignantes que celles des portraits – il n’est donc pas vain de chercher dans les premiers quelques clefs cachées qui permettront de tenter de comprendre les seconds. Ainsi la sprezzatura, le négligé aristocratique un peu affecté, ce dandysme avant la lettre se retrouve-t-il dans ses vers et dans la pose qu’il donne à ses modèles. Selon Maurice Brock, « le spectateur [des fresques et des peintures de chevalet de Bronzino] est donc censé disposer d’une grande culture visuelle, tout comme le lecteur est sensé posséder Pétrarque et Dante. [...] La parenté entre peinture et poésie débouche par conséquent sur une disparité : alors que les poèmes de Bronzino seront toujours compris, sa peinture court fréquemment le risque de ne pas l’être. »
La peinture face à la sculpture
Peintre, dans le milieu très intellectuel de la Florence au XVIe siècle, en pleine querelle du Paragone – quel est, de la sculpture ou de la peinture, le plus grand de tous les arts ? –, ce n’est pas seulement rivaliser avec la poésie, c’est aussi prouver l’infériorité de la sculpture. La réponse que donne Bronzino dans ses portraits est subtile. Maurice Brock écrit que sa peinture est « comme aspirée par la sculpture ». Par leur minutie, leur réalisme vertigineux, les portraits de Bronzino dépassent les sculptures, donnent l’illusion de la troisième dimension, mais traduisent l’assimilation par le peindre des techniques des modeleurs – il suffit de regarder le plus beau Bronzino du Louvre, le portrait dit d’un jeune sculpteur ou, plus exactement, d’un amateur de sculpture. L’art, dans la Florence de Bronzino, n’est donc jamais imitation de la réalité, mais imitation, d’abord, d’un autre art – sculpture et poésie, musique, dont l’artiste possède et transpose les codes et les règles. Cette peinture savante, construite par intégration des arts les uns aux autres, permet l’invention, la fantaisie, ce n’est pas le moindre des paradoxes constitutifs du maniérisme. Comme Benvenuto Cellini, Bronzino sait quand l’exception est plus admirable que la règle. Mais il faut prouver que l’on maîtrise tous les codes pour se montrer un vrai « génie », en osant faire comme si l’on s’en jouait – ce qui n’est qu’une autre manière de définir la sprezzatura. Ingres, là aussi, s’en souviendra, en osant donner quelques vertèbres de trop à l’odalisque, un coup « trop » long à Thétis ou à Paolo de Rimini.
Maurice Brock a donc déchiffré les portraits de Bronzino comme un subtil jeu de références et de citations, d’emprunts et de transpositions – qui permettent, dans les meilleurs d’entre eux, l’invention. « Sua cuique persona », inscrit-il sur le portrait de femme dite « la monaca » conservée aux Offices : à chacun son masque. La ressemblance des traits n’est pas en effet le but du portrait, qui vise à réunir en une même image tous les éléments qui composent une personne. Un portrait « fidèle » peut être, d’abord, le portrait d’une robe – celle d’Éléonore de Tolède.
Il peut se résumer en un bijou comme le collier de Lucrezia Panciatichi qui porte des mots, sertis dans une chaîne d’or, comme des pierres précieuses, des mots gravés sur des plaques d’or et séparés les uns des autres, en français : « amour », « dure », « sans », « fin », qui peuvent se lire ainsi ou changer de sens si l’on assemble les mots autrement, « dure fin sans amour ».
Il suffit de regarder le terrible Portrait de Bartolomeo Panciatichi, l’époux, qui pose devant une dure architecture brunelleschienne – car le portraitiste doit aussi montrer qu’il pourrait se faire architecte. Le cou de Lucrezia, intentionnellement « trop » large donne à son visage une forme géométrique qui l’apparente à un vase florentin de cette époque, que des textes contemporains comparent à la beauté idéale de la femme. Les mascarons grimaçants qui accompagnent l’effigie, cachés dans les accotoirs du fauteuil de bois, détournent le regard du spectateur, vers un autre système de sens, les masques de la comédie, de la dérision, de la laideur. L’inexpressivité prétendue des portraits de Bronzino n’est donc qu’un masque, et c’est le peintre lui-même qui montre comment le faire tomber, en signant son œuvre avec quelques détails bien pesés et dans une géométrie marmoréenne qui est devenue sa marque. Le travail de l’historien de l’art consiste donc ici à retrouver l’histoire du regard du XVIe siècle, pour faire tomber enfin ce masque et rendre à ces images leur pouvoir, quasi magique, d’évocation. C’est ce que n’avaient pas réussi à faire les fossoyeurs du xixe siècle qui, ouvrant le cercueil d’Éléonore de Tolède, n’avaient su voir que la robe que Bronzino avait peinte, sans voir pourquoi il avait voulu peindre cette robe-là pour immortaliser Éléonore, et pourquoi on l’avait ensuite choisie pour en faire sa robe d’éternité. Le motif stylisé du tissu comporte des grenades, symboles de fécondité : elle pose à côté de son fils Giovanni. Si elle règne, et tout son portrait signifie sa majesté, c’est parce qu’elle donne fécondité à la Toscane et une postérité à la nouvelle lignée ducale. La minutie avec laquelle l’artiste a peint cette robe n’avait rien à voir avec une quelconque fascination morbide, lecture romantique de l’œuvre dont il survit encore aujourd’hui quelque chose : il exaltait au contraire la vie, l’amour, la maternité triomphante. La lecture de Maurice Brock, qui s’appuie sur des confrontations avec des textes et des documents, redonne ainsi leur sens premier à des chefs-d’œuvre que l’on croyait bien connaître et qui se révèlent finalement aussi passionnants que ceux de Pontormo, l’inspirateur et le père spirituel. La plus étrange image qui reste en mémoire après avoir refermé le passionnant essai de Maurice Brock, c’est le Portrait de Lodovico Capponi (New York, Frick Collection) : un jeune homme qui tient entre ses doigts un portrait. Avec l’index, qui d’ordinaire sert à désigner, il cache : le spectateur ne devine rien de ce qui est sur le médaillon, que Lodovico montre et dissimule à la fois. Comme si Bronzino avait placé là, indépendamment de la petite histoire des amours secrètes et avouées du jeune Capponi, une image de son propre travail, de son métier de portraitiste qui donne à voir ensemble l’absence et la présence, le masque et la réalité, l’apparition d’un visage et son mystère.
Maurice Brock, Bronzino, Éditions du Regard, 315 pages, 227 illustrations, 90 euros.
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Les masques de Bronzino
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°545 du 1 mars 2003, avec le titre suivant : Les masques de Bronzino