Alors que la Mona Bismarck Foundation à Paris expose quelques-unes des plus belles pièces de la collection d’art primitif de Jean-Paul Barbier, L’Œil a interrogé sa femme, Monique Barbier-Mueller, fille du légendaire collectionneur suisse Joseph Mueller. Passionnée d’art contemporain, elle évoque ici les dialogues qui peuvent s’instaurer entre les arts premiers et la création d’aujourd’hui.
Chez vous, les arts africain et océanien dialoguent avec l’art moderne et contemporain – Léger, Hodler avec un rassemblement impressionant d’une douzaine de tableaux dont Die Empfindung ou Die Liebe, Warhol, Tinguely, Motherwell, Baselitz, Richter et Barceló. Comment est née cette impressionnante collection ?
Tout a commencé avec mon père qui achetait les œuvres de ses contemporains, de Hodler à Renoir et Picasso. J’ai essayé de suivre ses pas même si je dois bien admettre qu’il est difficile d’atteindre ce même niveau de qualité. Une collection est un travail sans fin, une quête constante de la perfection. Celle-ci me procure à la fois une grande satisfaction et le sentiment d’achever quelque chose. Je ne comprends pas les discours où l’on ne parle que d’investissements, d’achats et de reventes. Aimer, essayer de comprendre l’art est le seul vrai moteur.
Vous dites avoir besoin que l’on vous parle d’art et d’émotion. Comme votre père, lui-même collectionneur, vous avez connu beaucoup d’artistes. Que pensez-vous d’eux ?
Je les considère comme des gens d’exception, les aristocrates de notre monde. Ils voient plus loin que la plupart des gens. Les peintres qui m’intéressent réellement sont ceux qui offrent une nouvelle vision du monde comme, en leur temps, Matisse ou Picasso.
Votre père vous a initié à l’art. Que vous a-t-il appris ?
À regarder, attentivement, patiemment. C’était un spécialiste de l’accrochage. Il y avait par exemple un mur chez nous où dix tableaux étaient accrochés, très serrés. L’ensemble donnait l’impression d’une merveilleuse mosaïque. Les tableaux n’étaient pas simplement rangés mais disposés selon leur affinité intellectuelle, et cela s’étendait aux objets d’art primitif ou aux pièces d’archéologie. Ainsi devenait-on sensible à un dialogue qui ne se limitait pas aux œuvres de nos cultures. On percevait les échos de toutes les variétés, de toutes les qualités de l’aventure humaine. Et comme mon père n’aimait guère le vide, chaque espace était rapidement comblé par un objet exotique ou ancien, précieux ou simplement séduisant par son inventivité, ce qui fait que toute la maison, par ailleurs modeste, était en fait une œuvre d’art total.
L’art vous a-t-il donné une vision plus profonde de la vie ?
Je ne crois pas que je vivrais bien sans être en relation avec l’art. Mais je crois que c’est le cas pour tout le monde, plus ou moins consciemment. Je crois que l’art est quelque chose qui relève de la beauté. Il traite des préoccupations essentielles de chaque être humain : la vie, l’amour, la mort... Quand une œuvre ne vous parle pas de cela, ne vous propose pas de réponse sur ce thème, qu’elle se contente de flatter votre œil ou amuser votre esprit, il y a fort à parier qu’il s’agit de simple décoration, d’argumentation plus ou moins vaine... en tout cas pour moi. Mais c’est certainement un privilège que d’aimer l’art et d’en profiter.
Vous parliez de beauté... Trouvez-vous que les artistes, aujourd’hui, s’intéressent encore à la beauté ?
Même si je me suis servie du mot beauté, je m’en méfie. Entre le mot « beauté » et l’expression « bon goût », on tombe facilement dans une ornière. La beauté est un mot qui est beaucoup plus large que ce que les gens ont l’habitude de désigner sous se terme. Surtout aujourd’hui où vous avez, malgré tout, une tyrannie de la mode, où on vous montre des femmes qui sont soi-disant belles parce qu’elles sont à la mode. Lorsque, devant certains hommes, je dis : « Cette femme est formidable, comme elle est belle ! » et que l’on me dit « Mais enfin, comment peux-tu dire cela, elle a un grand nez », eh bien c’est ce grand nez qui me plaît justement, c’est ce grand nez que je trouve extraordinaire, parce qu’il a une force. Ce peut être une façon de s’affirmer, ou de proposer une autre vision, une autre vérité. Quand un visage est intéressant parce que tragique, creusé par des rides, je lui trouve alors de la beauté... et ce n’est pas parce que je veux trouver une excuse à mes propres rides ! Mais la vie qui se révèle alors, qui se manifeste, peut rendre ces rides très émouvantes. Elles font partie d’une certaine beauté.
Y a-t-il un point commun entre la collection de votre père et votre collection d’artistes contemporains ?
Mon père avait le goût des expressions fortes. Il aimait Cézanne, Rouault, Picasso, Juan Gris. Il n’affectionnait pas tellement la facilité. De la même façon, j’aime les peintres qui provoquent : Bacon, Baselitz, Brice Marden, Ryman, Richter, Barceló. Ce sont des peintres qui ne sont pas forcément faciles, mais c’est justement pour cela qu’ils m’intéressent.
Vous disiez que votre père était un spécialiste des accrochages. Et vous ?
Moi aussi je suis assez bonne accrocheuse ! Mais pas aussi bonne que lui. Je ne fais pas comme lui un patchwork serré mais j’aime beaucoup cela. Je trouve dommage quand les murs restent vides car ce sont des endroits où l’on pourrait mettre un objet vu peut-être par une multitude de gens, un objet qui, au moment où vous passez, peut vous accrocher, vous parler.
Et quels liens établissez-vous avec l’art primitif ?
J’ai grandi au milieu de ces objets, je savais qu’ils avaient droit à mon attention au même titre que d’autres qui, à mes yeux d’enfant, me semblaient parfois moins réussis, parce que plus polis, plus symétriques, aussi. Ah ! cette symétrie ! Mon père m’expliquait infatigablement que ces défauts apparents constituaient le charme de l’objet, la saveur du travail manuel opposé à la froide perfection de la machine. Impossible de me rappeler à quel moment c’est devenu pour moi une vérité, mais il est certain que je ne saurais envisager vivre sans avoir près de moi quelque objet africain, en premier, mais les autres cultures me sont aussi très chères. Ma tendresse particulière pour l’Afrique vient de mon admiration pour la richesse, la force de l’invention de cette sculpture. Imaginez ce moment de création, quand le sculpteur, sans le moindre croquis préparatoire (pensez à Henry Moore) empoigne son tronc de bois brut, et avec sa simple herminette, réussit à faire surgir une statue qui nous étonnera par ses qualités de rythme, de tension contenue, d’élégance des lignes et des courbes, dansantes mais rigoureuses. Les Africains sont les sculpteurs par excellence, maîtrisant des notions abstraites, comme le sens de l’espace, la géométrie des lignes, avec leurs points de rupture syncopés générateurs de suspens. C’est un art qui ne se complaît pas dans la décoration, ni la mièvrerie. Enfin, je ne veux pas continuer sur ce sujet, mais il y a tant à dire !
Lorsque vous vous réveillez le matin, quel est le tableau que vous voyez ?
En Suisse, Hodler. Mais voyez-vous, une chose que je n’aime pas est la mise en scène que l’on fait maintenant dans les intérieurs privés. Je déteste cette lumière que l’on projette sur des endroits précis, pour mettre en valeur un tableau. Je trouve cela totalement faux parce que j’ai vécu avec des gens qui m’ont appris à regarder un tableau vivre et changer suivant la lumière. Ce n’est pas le même tableau que vous voyez le matin, avec un temps gris ou avec un formidable soleil. Quand vous avez toujours cette même lumière fixe dirigée sur le tableau, c’est comme si vous le mettiez dans un milieu aseptisé. À mon avis, c’est affreux. Mon père ne recevait pas les gens qui venaient voir la collection après cinq heures, parce que la lumière n’était plus suffisante. Il fallait qu’ils viennent avant.
Pour vous, votre père est l’exemple du parfait collectionneur ?
Sans être véritablement idolâtre en ce qui le concerne, je dois reconnaître que c’était un formidable collectionneur. La meilleure preuve c’est que lorsque je me suis séparée de certains tableaux de sa collection, ceux-ci ont fini dans des musées. Il achetait donc avec un œil attentif et le sens de la qualité. Par conséquent, il n’était pas question pour moi d’acheter des tableaux d’artistes qu’il aurait pu collectionner. Il s’est quand même arrêté assez tard dans l’histoire de l’art puisqu’il a connu Miró, a acheté des œuvres de Chaissac, alors que celui-ci était encore considéré comme un artiste mineur. Donc, au moment de sa mort, j’ai eu envie de continuer à acheter, ou du moins de m’intéresser à l’art. Je me suis dit que la meilleure façon de faire était de m’intéresser à mes contemporains. C’est pourquoi j’ai commencé à acheter des œuvres de peintres américains comme Andy Warhol, Frank Stella, Robert Ryman ou bien des Européens comme Jean Tinguely, Daniel Buren, John Armleder ou Silvia Baechli.
Quel est l’artiste qui vous interpelle le plus dans l’art contemporain ?
Brice Marden. C’est un artiste dont l’œuvre est d’un grand raffinement, d’une grande recherche, d’une grande intériorité, d’une grande profondeur. C’est quelqu’un qui a tout de même plus de 60 ans et je dirais que son œuvre devient plus sérieuse. Avec l’art contemporain cependant un problème se pose : l’espace. Depuis une quarantaine d’années, les artistes font des œuvres de plus en plus grandes, indiscutablement faites pour des espaces publics mais pas pour des espaces privés. Par conséquent, ce sont des œuvres qui m’intéressent mais auxquelles je ne me sens pas directement liée. Je sais que dorénavant ce n’est pas fait pour moi. Vous savez qu’il y a de nombreux grands collectionneurs comme Panza di Biumo ou les Saatchi qui ont carrément construit des espaces où ils peuvent les entreposer. Cela ne m’intéresse pas. De ce côté là je suis trop « vieux jeu ». Je pense avoir une relation plus intime, plus chaleureuse avec les œuvres. Il faut que je puisse les regarder, m’apercevoir, tout en faisant autre chose, qu’il y a ici un détail intéressant, et là un autre... C’est une espèce de musique continue qui m’accompagne dans la vie et en laquelle je crois beaucoup.
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Les dialogues de Monique Barbier-Mueller
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°519 du 1 septembre 2000, avec le titre suivant : Les dialogues de Monique Barbier-Mueller