Fidèle à la démarche qu’il avait adoptée lors de l’exposition Francis Bacon à la Biennale de Venise, l’an dernier, David Sylvester n’a pas souhaité présenter une rétrospective exhaustive de l’œuvre du peintre américain. Il a ainsi délibérément écarté les dessins, les œuvres graphiques et les sculptures, au profit d’une sélection des toiles les plus importantes. Le choix opéré étonnera peut-être, si l’on sait que la moitié des tableaux exposés ne figuraient pas dans le catalogue réalisé par Jorn Merket et Claire Stoullig pour le Whitney Museum of American Art en 1983-1984, à l’occasion de la dernière grande exposition consacrée à Willem De Kooning.
WASHINGTON - L’organisation de cette exposition, qui comprend 76 toiles peintes entre 1938 et 1986, a été confiée à David Sylvester, historien et critique d’art, à Nicholas Serota, conservateur adjoint de la Tate Gallery et à Marla Prather, conservateur du département d’art moderne de la National Gallery, le mécénat étant assuré par la banque J. P. Morgan.
La sélection comprendra d’abord une importante proportion de toiles exécutées autour de 1948, période que Sylvester qualifie de charnière. Avec Woman (1948), Willem De Kooning renoua avec le thème de la réalité humaine, tout en lui appliquant la violence du geste et la véhémence chromatique qu’il avait développées à l’époque de l’Action Painting.
Le tableau appartient à la collection Willem De Kooning du Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, qui célèbre, de son côté, les 90 ans de l’artiste. La toile sera présentée seulement à Washington, et ne participera pas à la tournée de l’exposition à New York et à Londres.
D’autres tableaux marquants de cette période seront exposés : Excavation (1950), qui constitue le chef-d’œuvre des toiles abstraites des années 1948-1950, prêté par l’Art Institute of Chicago, et qu’aucune exposition consacrée au peintre n’avait présentée depuis 1968 ; ainsi que Woman I (1950-1952). "Il y a en moi du dessinateur de bandes dessinées. Je trouve mes femmes très drôles. Je commence par dessiner une jeune fille et termine avec sa mère", écrivait alors l’artiste. Cette composition légendaire, sur laquelle Willem De Kooning travailla presque deux ans, en s’inspirant autant de figurines mésopotamiennes que d’images publicitaires, quitte à cette occasion le Museum of Art de New York. Enfin, seront regroupés Woman IV (1953) du Carnegie Museum of Art ; et Woman and Bicycle (1952-1953) du Whitney Museum of American Art.
Les autoroutes
En 1955, Willem De Kooning prend un nouveau cap qui l’amène à développer une série de toiles abstraites avec pour thèmes des paysages urbains, des paysages de campagne, et ce qui les relie les uns aux autres : des autoroutes. Ce sont les impressions d’un authentique New-yorkais qui quitte sa ville pour se rendre à Long Island, où il passe de plus en plus de temps. Montauk Highway (1958), prêté par le Los Angeles County Museum of Art, résume à lui seul les lignes épurées et la virtuosité du travail à la brosse de ces compositions.
En 1963, le peintre s’est définitivement installé à Springs, dans l’île de Long Island, où il s’est aménagé un vaste atelier. Jusqu’au début des années 1970, il se consacre à une nouvelle série de Woman, ainsi qu’à d’exubérants paysages peuplés de silhouettes. Des œuvres telles que The Visit (1967), prêtée par la Tate Gallery, ou Woman in Landscape III (1968), provenant d’une collection privée, illustrent à la fois l’aisance et l’ardeur de Willem De Kooning à travailler inlassablement sa peinture, usant de toutes les techniques pour parvenir à ses fins : extraire de la matière l’expression aperçue, ou l’émotion ressentie.
"Le génie de la vieillesse"
Rompant avec les abstractions colorées que lui avait inspirées les paysages de Springs, l’artiste, alors âgé de 77 ans, réalise une série de toiles à motifs calligraphiques, où le blanc domine. Ces tableaux, parmi les plus lumineux qu’il ait jamais conçus, témoignent d’une ultime synthèse entre figuration et abstraction, entre la couleur et la ligne. Ils justifient amplement qu’à l’égal de Titien, de Monet, de Renoir ou de Bonnard, on applique à Willem De Kooning l’aphorisme de Malraux, parlant du "génie de la vieillesse".
L’exposition se clôt sur neuf toiles peintes entre 1981 et 1986, donnant, pour la première fois dans le cadre d’une exposition majeure, l’occasion d’admirer l’ultime geste artistique du plus grand peintre américain vivant.
Le Hishhorn Museum and Sculpture Garden
De son côté, le Hishhorn Museum and Sculpture Garden de Washington, qui possède cinquante tableaux, dessins et sculptures réalisés entre 1939 et 1985, soit la collection De Kooning la plus importante jamais rassemblée par un musée, a organisé une exposition itinérante de son fonds. L’exposition débutera au High Museum of Art d’Atlanta, du 13 septembre au 28 novembre, puis ira au Museum of Fine Arts de Boston, du 10 décembre 1994 au 19 février 1995, et enfin au Museum of Fine Arts de Houston, du 19 mars au 28 mai 1995.
Par ailleurs, une sélection d’œuvres comprenant onze toiles, dont un important triptyque exécuté en 1985, et quatre sculptures en bronze, provenant de la collection Willem De Kooning, sera présentée au Guild Hall Museum d’East Hampton, du 25 juin au 31 juillet, dans le cadre d’une exposition organisée par Klaus Kertess, conservateur adjoint du Whitney Museum of American Art.
Enfin, un événement est très attendu à l’automne 1995 au San Francisco Museum of Modern Art puis au Walker Art Center de Minneapolis : une exposition exclusivement consacrée aux œuvres de la dernière période. Cette manifestation, dont l’initiative revient à Gary Garrels, s’appuyera en particulier sur la collection Willem De Kooning, collection personnelle de l’artiste.
Au cours des dernières années, plusieurs expositions Willem De Kooning importantes se sont tenues dans des galeries, et notamment celle réunissant les paysages abstraits des années 1975-1979, organisée par C & M Arts en 1993. En revanche, la dernière exposition d’œuvres récentes est plus ancienne. L’événement s’était déroulé à Londres, dans la galerie d’Anthony D’Offay en 1986-1987. À cette occasion, douze toiles peintes entre 1983 et 1986 avaient été présentées.
Ce que l’art abstrait signifie pour moi
Extrait d’un texte de Willem De Kooning, écrit pour un colloque organisé par le Museum of Modern Art de New York, le 5 février 1951
Le premier homme, quel qu’il fût, qui s’est mis à parler l’a sûrement fait exprès. Car c’est à coup sûr la parole qui a fait entrer l’"art" dans la peinture. Il n’y a rien de certain au sujet de l’art sinon que c’est un mot. À partir de là, tout art est devenu littéraire. Nous ne vivons pas encore dans un monde où tout serait évident. Il est intéressant de remarquer que tous ceux qui veulent débarrasser la peinture du discours sur la peinture, par exemple, ne font rien d’autre que d’en parler. Mais ce n’est pas une contradiction. L’art en soi, c’est la partie éternellement muette dont on peut parler éternellement.
Quant à moi, un seul point entre dans mon champ de vision. Ce point étroit, décentré, devient très clair parfois. Je ne l’ai pas inventé, il était déjà là. De tout ce qui se passe devant moi, je ne vois qu’une petite partie, mais je ne cesse jamais de regarder. Et je vois énormément parfois.
Le mot "abstrait" provient de la "tour de lumière" des philosophes, et on dirait qu’ils ont braqué un de leurs projecteurs tout particulièrement sur l’"art". L’artiste est ainsi toujours éclairé par lui. Dès qu’il – je veux dire l’abstrait – apparaît dans la peinture, il cesse d’être ce qu’il est quand il est un mot écrit. Il devient un sentiment qui pourrait probablement être exprimé par d’autres mots. Mais un jour, un peintre a intitulé une de ses toiles Abstraction. C’était une nature morte. C’était très astucieux, mais ce n’était pas vraiment un bon titre. À partir de là, l’idée d’abstraction est devenue quelque chose en plus. Elle a donné immédiatement à certains l’idée qu’ils pourraient libérer l’art de lui-même. Jusqu’alors, l’art signifiait tout ce qui était en lui – et non ce que l’on pouvait y puiser. La seule chose qu’on pouvait y puiser parfois, si on était d’humeur à cela, c’était cette impression abstraite et indéfinissable, la composante esthétique – mais on pouvait tout aussi bien l’y laisser. Pour accéder à l’"abstrait" ou au "rien", le peintre avait besoin de beaucoup de choses.
Ces choses étaient toujours des choses de la vie – un cheval, une fleur, une laitière, la lumière pénétrant dans une pièce à travers une fenêtre à losanges, par exemple, ou encore des tables, des chaises, etc. Le peintre, il est vrai, n’est pas toujours complètement libre. Ce n’était pas toujours lui qui choisissait les objets – mais pour cette raison même, ils lui inspiraient souvent des idées neuves. Certains peintres aimaient peindre des objets déjà choisis par d’autres et après les avoir traités de façon abstraite, on les a appelés des "Classiques". D’autres tenaient à choisir eux-mêmes les objets et après les avoir traités de façon abstraite, on les a appelés des "Romantiques". Bien sûr, ils étaient aussi largement confondus. De toutes façons, en ce temps-là, ils ne traitaient pas de façon abstraite quelque chose qui était déjà abstrait. Ils ont libéré les formes, la lumière, la couleur, l’espace en les mettant dans des objets concrets, placés dans une situation donnée. Ils ont bien envisagé la possibilité que tous les objets – le cheval, la chaise, l’homme – étaient des abstractions, mais ils n’ont pas insisté, car s’ils avaient continué dans cette direction, ils auraient été conduits à abandonner carrément la peinture, et auraient probablement fini dans la tour du philosophe. Quand il leur venait ces idées étranges et profondes en travaillant, ils s’en débarrassaient en peignant un sourire bien particulier sur l’un des visages représentés dans le tableau.
L’esthétique en peinture a toujours suivi une évolution parallèle au développement de la peinture elle-même. Elles se sont mutuellement influencées. Mais, tout à coup, lors de ce fameux tournant du siècle, quelques individus ont pensé qu’ils pouvaient prendre le taureau par les cornes et inventer une esthétique a priori. D’abord en complet désaccord entre eux, ils ont commencé à former toutes sortes de groupes, chacun entendant libérer l’art et chacun exigeant qu’on lui obéisse. La plupart de ces théories ont finalement dégénéré en politique ou en de curieuses formes de spiritualisme. La question à leurs yeux n’était pas tellement de savoir ce que l’on pouvait peindre, mais plutôt ce qu’on ne pouvait pas peindre. On ne pouvait pas peindre une maison, un arbre ou une montagne. C’est alors que le sujet est apparu comme quelque chose que l’on ne devait pas avoir....
Personnellement, je n’ai besoin d’aucun mouvement. Ce qui m’a été donné, je le tiens pour acquis. De tous les mouvements, c’est le cubisme que je préfère. Il avait cette atmosphère merveilleuse, précaire, de la réflexion – un cadre poétique où quelque chose était possible, où un artiste pouvait exercer son intuition. Il n’a pas cherché à se débarrasser de ce qui l’avait précédé. Au lieu de cela, il y a ajouté quelque chose. Le côté que j’apprécie dans d’autres mouvements est issu du cubisme. Le cubisme est devenu un mouvement, il ne s’est pas posé comme tel. Il a une force en lui, mais il n’a pas été pour autant un "mouvement forcé". Et puis il y a ce mouvement individuel, avec Marcel Duchamp – un mouvement vraiment moderne pour moi, car il implique que chaque artiste peut faire ce qu’il pense devoir faire : un mouvement pour chacun et ouvert à tous.
Extrait de Écrits et propos, Willem De Kooning
Textes réunis par Marie-Anne Sichère, Collection "Écrits d’artistes". École nationale supérieure des beaux-arts, 1993, Paris. © The Museum of Modern Art, New York.
National Gallery of Art de Washington, du 8 mai au 5 septembre 1994. L’exposition ira ensuite au Metropolitan Museum de New York, du 11 octobre au 8 janvier 1995, puis à la Tate Gallery de Londres, du 16 février au 7 mai 1995.
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Les 90 ans de Willem De Kooning
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°3 du 1 mai 1994, avec le titre suivant : Les 90 ans de Willem De Kooning