La multiplication des centres s’est accompagnée de la création de nouveaux réseaux dont les ramifications s’étendent à tous les continents.
A quoi ressemblent ces dix dernières années ? Difficile de relever des constantes ou des tendances. Et tout aussi vain de tenter un quelconque palmarès, inventaire ou classement. Pour tenter de définir la création artistique entre 1994 et 2004 (pas vraiment les années 1990 et à peine le début du millénaire), on pourrait opter pour une lecture chronologique – on préfèrera flâner sur une carte. Un mode de représentation plus approprié pour regarder un paysage artistique qui a emprunté les contours du « Chaos-Monde », tel que le décrit l’écrivain et poète Édouard Glissant. « J’appelle Chaos-Monde, ce choc actuel de tant de cultures qui s’embrasent, se repoussent, disparaissent, subsistent pourtant, s’endorment ou se transforment, lentement ou à vitesse foudroyante : ces éclats, ces éclatements dont nous n’avons pas commencé de saisir le principe ni l’économie (1). » C’est dans ce paysage baroque, sans cesse plus escarpé entre les écarts creusés par une mondialisation uniforme nivelée par le bas et le souhait d’une « mondialité » (Glissant) composant avec les divers, que doivent se comprendre les formes et productions de ces dix dernières années. « En 1989, l’aspect pionnier de “Magiciens de la Terre” a été d’investir cette notion de mondialisation qui n’était alors pas récurrente, rappelle Jean-Hubert Martin, instigateur d’une exposition aux enjeux encore actuels. L’on voit arriver aujourd’hui une nouvelle génération née avec Internet. Mais il reste des activités “rurales”, des expressions artistiques qui ne peuvent pas être ignorées. Il faut se méfier de catégories sur l’art non occidental qui sont héritées du colonialisme. Sur ce point, les avancées sont faibles. Il me semble juste [d’affirmer] que le circuit occidental original s’est développé à l’échelle du monde. »
Multiplication des centres
À mesure que les biennales se sont multipliées [Istanbul, Tirana (Albanie), Kwangju et Busan (Corée du Sud), Johannesburg, Dakar, Taïpeh (Taïwan), Hongkong, Shanghaï...] à la surface du globe et que les principales manifestations ont enregistré l’élargissement des circuits artistiques (les Biennales de Venise de 1995 et 1997 soulignaient l’importance de l’Asie, les Documenta X et 11 de Cassel, en 1997 et 2002, regardaient vers l’hémisphère Sud), les échecs et les succès de la synchronisation de l’art avec le monde sont devenus relatifs.
« Quand j’ai commencé à travailler à la fin des années 1980, se souvient le critique et commissaire d’exposition Hans Ulrich Obrist, le monde de l’art était placé sur un axe entre quelques capitales en Europe et New York. Cet axe est encore dominant pour le marché, mais il ne l’est plus pour la production. Ce qui a changé, c’est la multiplication des centres. » Des centres (géographiques, disciplinaires, scientifiques...) connectés entre eux par les artistes, comme ils le sont avec les impératifs économiques et politiques ? « Non, l’important c’est justement la résistance à ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello nomment “l’homme connexionniste” dans Le Nouvel Esprit du capitalisme (2), corrige Hans Ulrich Obrist. L’artiste n’est pas l’homme connexionniste. Il crée d’autres réseaux qui ne sont pas ceux habituels de la globalisation homogénéisante, il travaille avec des réseaux qui ne sont pas prédéterminés, il invente d’autres circuits, de “nouvelles alliances” pour citer Isabelle Stengers et Ilya Prigogine (3). »
Des haltes et des havres
De fait, artistes, critiques et commissaires ont accéléré leur navigation d’expositions en projets. Ils ont cultivé un jardin planétaire nostalgique et fragmentaire, comme celui planté par Dominique Gonzalez-Foerster lors de la Documenta 11 (Park-Plan d’évasion), ou retracé des expériences confuses, éparses, violentes et toujours emmêlées, à l’image des installations de Thomas Hirschhorn.
Les connexions qui ont nourri les champs de l’art ces dernières années ne sont pas exclusivement géographiques. Elles passent également par de nouvelle lignes de partage entre les disciplines : l’art et la science (Olafur Eliasson ou Carsten Höller), l’architecture (François Roche, Decosterd & Rahm, Berdaguer & Péjus ou Didier Fiuza Faustino), le design, la littérature, la danse, la musique... Mais c’est indéniablement l’intérêt renouvelé pour le cinéma qui a marqué la grille des programmes du milieu des années 1990. Le médium a certes été convoqué pour construire des travaux éloignés voire opposés (Matthew Barney, Pierre Bismuth, Douglas Gordon, Brice Dellsperger...). Mais partout plane le même intérêt pour la résurgence de formes ancrées dans une mémoire commune et un fantasme partagé pour un mode de production plus large que celui des arts plastiques. La place que le cinéma réserve à l’artiste est celle d’une signature apposée sur une œuvre construite et reçue de manière collective. Le cinéma – mais aussi le réinvestissement de l’image vidéo, si l’on songe à Anri Sala – a aussi été le lieu de la décélération, du ralentissement et de la saga face aux minutes de la télévision [Le Cremaster de Barney]. Pour son 24 Hour Psycho (1993), Douglas Gordon projette le film de Hitchcock au rythme de deux photogrammes par seconde, dans Five Year Drive-By (1995), il ralentit La Prisonnière du désert (1955) de John Ford pour faire coïncider sa durée avec les cinq années sur lesquelles se développe le scénario. Alors que l’espace-temps s’est fait de plus en plus restreint, pressé par un flux médiatique où s’impose la tyrannie du direct, l’image animée est paradoxalement devenue un refuge temporel. Car si les années passées sont bien le temps des connexions, elles ont aussi marqué la nécessité d’imaginer des haltes et des havres. Certains rêvent ainsi déjà d’un nouvel Éden, à l’image du Land, ce territoire expérimental cultivé depuis 1998 au milieu des rizières en Thaïlande par Rirkrit Tiravanija avec le concours d’artistes comme Superflex, Tobias Rehberger ou Philippe Parreno.
(1) in Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997.
(2) Gallimard, 1999.
(3) La Nouvelle Alliance, Gallimard, 1979.
En 1999, Pierre Huyghe et Philippe Parreno achètent à une agence de création japonaise une silhouette sommaire aux cheveux bleus et à la bouche à peine dessinée, un personnage de manga livré clef en main. Alors simple signe, l’héroïne sans histoire est sauvée des eaux de l’industrie culturelle. Un marais dans lequel elle n’aurait été qu’un second rôle destiné à l’oubli. Baptisée « AnnLee », elle va désormais tenir le premier rôle de No Ghost, Just a Shell, un projet de film construit à mesure que son enveloppe est investie par différents auteurs. Dominique Gonzalez-Foerster la confronte à son double prophétique (AnnLee in Anzen Zone) tandis que Melik Ohanian la transporte dans un paysage électrique (I Dream about Reality). En 2001, pour la Biennale de Venise, Pierre Huyghe la fait marcher sur la Lune, accompagnée par la voix de Neil Armstrong (One Million Kingdoms). Éducateur attentif, Rirkrit Tirvanija lui offre une lecture de son âge avec le roman de Phillip K. Dick Do Androids Dream about Electric Sheep – plus connu sous le nom de Blade Runner – qu’elle déclame huit heures durant. Liam Gillick, Pierre Joseph accompagné de l’essayiste Mehdi Belhaj Kacem, François Curlet ou encore les graphistes M/M s’empareront aussi d’AnnLee, avant qu’en 2003 Joe Scanlan n’en finisse en présentant le mode d’emploi de son cercueil, achevant l’aventure virtuelle de manière concrète. Dans l’intervalle, la superstar de pixel aura été la personnalisation de l’utopie d’une forme et d’une histoire collectives, donnant ainsi un visage à nombre des songes de ces dix dernières années.
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Le temps des connexions
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°200 du 8 octobre 2004, avec le titre suivant : Le temps des connexions