La tournée internationale des "Chefs-d’œuvre de la collection Barnes", entre 1993 et 1995, a mis en évidence les dangers d’une exploitation commerciale à outrance d’un patrimoine artistique… mais les résultats sont là, 17 millions de dollars de profits.
Construite en 1924, la villa qui abrite la Fondation Barnes à Merion, dans une banlieue verdoyante de Philadelphie, a besoin d’être entièrement rénovée à l’aube des années quatre-vingt-dix : les jours de pluie, l’eau s’infiltre jusque dans les salles où sont exposés les trésors rassemblés par le Dr. Albert Barnes… En 1991, après avoir vainement envisagé de vendre quelques tableaux pour financer les travaux, les nouveaux administrateurs obtiennent d’un juge de l’État de Pennsylvanie le droit d’organiser une exposition itinérante d’environ soixante-dix peintures, signées Renoir, Cézanne, Degas, Matisse, Picasso…, cela au mépris des dispositions testamentaires du richissime docteur, qui excluent tout prêt d’œuvres. Qu’importe, Washington, Paris, Tokyo et Philadelphie paieront le prix fort pour accueillir cette exposition "clé en main", et s’ajouteront en cours de route trois autres villes, au prix de plusieurs actions judiciaires.
Ainsi, un second juge de Pennsylvanie autorise la fondation à organiser deux étapes supplémentaires en 1994, à Fort Worth et à Toronto. En revanche, en 1995, elle se voit interdire l’organisation d’une ultime exposition à Munich, au motif que les 14,6 millions de dollars déjà recueillis dépassent largement les 11 millions de dollars nécessaires aux travaux. Une semaine plus tard, une cour d’appel revient sur ce jugement… Richard Glanton, président de la fondation, aurait cependant promis l’exposition aux Musées capitolins de Rome, avant de leur préférer la Haus der Kunst. Refusant un arrangement à l’amiable, la municipalité romaine a récemment engagé une action à l’encontre la fondation…
Moins d’une minute par tableau
À chacune de ses étapes, l’exposition suscite un engouement rarement égalé et attire en moyenne un demi-million de visiteurs. Jamais, avant cette tournée internationale, campagne promotionnelle pour une exposition n’avait atteint une telle ampleur : quarante-cinq clips publicitaires sont diffusés à la télévision durant l’étape parisienne, Toronto s’offre une vaste campagne d’affichage – "Il a fallu deux juges et un toit qui fuit pour que les Barnes viennent à Toronto" –, sans compter une avalanche de produits dérivés. En conséquence, une exposition parallèle de reproductions des tableaux doit être organisée au Japon afin de faire face à l’afflux de visiteurs. Tandis qu’à Toronto, ceux-ci ne peuvent rester plus d’une heure à l’exposition, soit moins d’une minute par tableau, et la prise de notes est interdite afin de ne pas ralentir le flux ! Tant d’à-propos commercial vaudra à Glenn Lowry, directeur de l’Art Gallery of Ontario, d’être nommé à la tête du MoMA de New York…
Le 15 novembre 1995, la fondation rouvre enfin ses portes. La rénovation a finalement coûté 14 millions de dollars, mais la tournée en aurait rapporté plus de 17 millions. Par ailleurs, les frais d’avocats engagés depuis 1991 sont estimés à un million de dollars. Une somme qui devrait augmenter encore, puisque le conseil municipal de Lower Merion vient d’obtenir du tribunal le droit de condamner la fondation au paiement d’une astreinte si elle ne réduit pas de manière significative le nombre de ses visiteurs. Comme un maximum de 250 personnes sont autorisées à circuler en même temps dans les 23 salles de la fondation, les longues files d’attente qui se forment à l’extérieur exaspèrent le voisinage, les riverains se plaignant également de la circulation et des autocars qui encombrent les rues. L’avocat de la fondation, Peter Klesen, a souligné qu’il y avait "une certaine ironie à voir aujourd’hui la fondation dans une telle situation puisqu’en 1968, un jugement l’avait au contraire forcée à élargir son accès au public pour pouvoir continuer à bénéficier d’exonérations fiscales !"
"Les chefs-d’œuvre de la collection Barnes" ont été présentés du 8 septembre 1993 au 2 janvier 1994 au Musée d’Orsay, qui avait décidé d’augmenter son droit d’entrée plutôt que de mettre en place une billetterie séparée pour la visite du musée et de l’exposition. Orsay a enregistré 1 147 977 entrées payantes durant cette période – soit une moyenne journalière de 11 477 –, mais l’exposition, elle, n’a accueilli qu’une moyenne de 5 601 visiteurs par jour, soit un total de 560 100. Les 2,5 millions de dollars demandés par la Fondation Barnes ont été pris en charge par Havas et par la BNP, et l’exposition a généré un bénéfice de 15,9 millions de francs pour la RMN.
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Le syndrome Barnes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°34 du 1 mars 1997, avec le titre suivant : Le syndrome Barnes