Contestataires du vieux monde, les artistes américains et européens du mouvement Pop ont fait entrer l’art de la rue dans les musées. L’exposition du Centre Pompidou rassemble plus de 500 œuvres qui, comme le disait Robert Rauschenberg, « comblent le fossé entre l’art et la vie ».
Peu de mouvements artistiques ont su conjuguer logique avant-gardiste et popularité comme le Pop Art. Des Compressions de César aux Marilyn de Warhol, en passant par les Piscines de Hockney, nombreuses sont les œuvres produites sous cette dénomination qui ont rapidement acquis une place dans le Panthéon commun des images occidentales (au point de figurer en reproductions dans les catalogues d’ameublement et de vente par correspondance) en même temps que dans l’histoire de l’art la plus universitaire (suscitant colloques et thèses). Comme tout mouvement, les limites recouvertes par le terme Pop Art restent encore sujets de débats, les exclusions ou les inclusions ayant une réelle valeur idéologique. Il est cependant d’usage aujourd’hui de considérer que relève d’une esthétique Pop un ensemble d’œuvres produites entre les années 50 et 60 qui témoignent de la volonté de faire de l’art sans marquer de rupture avec l’environnement visuel de la société occidentale d’après-guerre. Pour simplifier, et en se limitant aux arts visuels, sont Pop le Nouveau Réalisme français (Hains, Villeglé, Arman, Raysse, César), l’Independent Group anglais (avec Hamilton et Paolozzi comme figures reconnues), les assemblagistes américains (Johns, Rauschenberg), les artistes définis eux-mêmes comme Pop aussi bien en Grande-Bretagne (Blake, Phillips, Hockney) qu’aux Etats-Unis (Warhol, Lichtenstein, Rosenquist, Oldenburg, Ruscha) et ceux qui constituent véritablement une seconde génération tant en France (avec la Figuration critique de Rancillac ou Arroyo) qu’en Allemagne (avec le Réalisme capitaliste de Richter et Polke). Il serait bien entendu illusoire de prétendre homogénéiser une notion qui recouvre des pratiques aussi disparates, mais les points communs sont assez forts et assez exclusifs pour être retenus.
Malgré des développements qui ont rapidement fait parvenir plusieurs des protagonistes au quart d’heure de popularité vanté par Warhol, il ne faut pourtant pas oublier que le Pop a rencontré, à chacun de ses débuts, une forte résistance ou plutôt qu’il a parfois été populaire sans être reconnu. Ainsi, l’un des premiers articles consacrant la tendance, écrit par le critique Max Kozloff et publié en mars 1962 dans le magazine Art International, accuse-t-il tout simplement le Pop Art d’être l’expression d’un groupe de « New Vulgarians ». La même année, le critique du très sérieux quotidien Brighton Gazette reproche à Peter Blake, dont a lieu alors la première vraie exposition personnelle, de peindre « les élucubrations d’un enfant accro à la télévision », tandis que pour le critique du Times, Blake est simplement « incapable de faire la distinction entre une expérience digne d’intérêt et l’amusement facétieux ». En 1959, la participation de Raymond Hains à la Biennale de Paris, où il montrait entre les deux portes d’accès la Palissade des emplacements réservés constituée de 27 planches ayant servi de support à des affiches et dont seules restaient les traces, est critiquée comme le premier pas de la transformation des musées en « dépotoirs ». Le rejet d’une partie de la critique influente explique peut-être les difficultés des artistes Pop européens à s’imposer dans des pays où la réception institutionnelle est capitale. Le succès international de la version américaine trouve en partie sa raison d’être dans le relais immédiatement trouvé auprès de quelques riches collectionneurs et marchands, dont les talents publicitaires vont participer à la popularisation des artistes auprès d’un large public. Ainsi, Warhol devient d’abord l’artiste préféré des Scull, ce couple qui a fait fortune dans l’immobilier et monte en quelques années une importante collection, puis, de plus en plus, l’artiste de la jet set internationale jusqu’à fonder le magazine Interview. Quant au succès public de plusieurs Nouveaux Réalistes, il est largement dû au fait qu’ils ont accepté de suivre le critique Pierre Restany dans sa stratégie de spécialisation, qui accorde à chacun une méthode et surtout une marque de fabrique, au prix bien entendu de quelques simplifications (à Klein les monochromes bleus, à Arman les accumulations, à César les compressions, à Hains les dessous d’affiche, à Villeglé les décollages).
Un art sans frontières
La situation anglaise est certainement la plus complexe de ce point de vue. Dans ce pays où le marché privé est presque complètement inexistant dans les années 60, les artistes liés au Pop Art ont su trouver en Lawrence Alloway non seulement un critique attentif et bien disposé, mais aussi un réel théoricien, qui s’associe par exemple aux activités de l’Independent Group et invente à cette occasion l’expression « Pop Art », soulignant la nécessité d’un « continuum entre les beaux arts et les arts populaires ». Qui plus est, Alloway a l’intelligence de ne pas tracer de frontière infranchissable entre abstraction et figuration : il associe au Pop certaines tendances malheureusement aujourd’hui un peu oubliées de l’abstraction anglaise (Robin Denny, Richard Smith, Bernard Cohen), qui privilégient la place du spectateur et pensent le tableau dans la proximité de l’écran cinématographique ou de l’objet de consommation courante. Mais son départ pour New York, où il devient conservateur du Musée Guggenheim et se consacre surtout à l’art américain, prive bientôt les artistes anglais de véritable support et ne laissera atteindre la popularité qu’à ceux qui, comme David Hockney, valent autant par une personnalité médiatique que par la possible qualité de leur travail.
Une lecture politique et formelle
La plupart des considérations portées sur le Pop Art, à l’époque de son éclosion au moins autant qu’aujourd’hui, se concentrent sur deux axes qui aboutissent généralement à des jugements de valeurs très différenciés. D’une part une lecture formelle, qui suit notamment le parti énoncé par Lichtenstein dans une interview de 1963 : « Le Pop Art a certaines significations immédiates et actuelles qui sont destinées à disparaître – ce genre de choses est éphémère – et le Pop se sert de cette ”signification” qui n’est pas censée durer pour vous distraire de son contenu formel. Je pense qu’avec le temps la déclaration formelle contenue dans mon œuvre deviendra plus claire ». D’autre part, une lecture politique ou sociologique. L’une des particularités les plus évidentes des artistes Pop, l’une de celles aussi qui en font les premiers post-modernes (plus encore que leur usage de la citation ou que leur constat d’un monde trop saturé d’images pour qu’il soit possible d’en inventer), est en effet leur capacité à mêler dans leurs œuvres le privé et le public. Jasper Johns peut ainsi peindre un drapeau américain (Flag, 1954), dans la mesure où c’est à la fois une image commune, voire communautaire, et l’objet d’un rêve fait à plusieurs reprises ; Gerhard Richter reproduire en la transformant une photographie de famille ordinaire parce qu’elle peut être celle de la famille de n’importe quel Allemand de sa génération, et donc de la sienne. Bien plus, l’apparition d’une nouvelle iconographie, liée au monde des divertissements (bande dessinée, publicité, cinéma, mode) est la conséquence d’une valorisation par les artistes d’une sorte de vérité sociologique. Ils sont (et cela est nouveau, en particulier en Angleterre) des membres des classes populaires et ne veulent plus prétendre s’identifier aux valeurs intemporelles des élites cultivées traditionnelles. Comme le notera Paolozzi en 1990, ils veulent plutôt rendre compte d’une réalité nouvelle qui les émerveille, celle par exemple que transmettent les magazines illustrés américains, ce « catalogue d’une société exotique, riche et généreuse, où la vente de poires en boîte devenait un rêve multicoloré, combinant la sensualité et la virilité ». Cette entreprise de manifestation artistique de la réalité sociologique (ce que Restany qualifiera de « nouvelles approches perspectives du réel ») est finalement une véritable prise de position politique, plus ou moins consciente il est vrai, et qui peut simplement s’exprimer sur le mode humoristique de Hains, déclarant : « ce que Mathieu est aux Carolingiens, nous le sommes aux rois fainéants ».
Le monde tel qu’il est
Tout le Pop Art est parcouru par une ambiguïté politique constitutive : montrer le monde tel qu’il est, dans sa réalité sociologique, est à la fois un défi aux valorisations élitistes d’un seul aspect de la vie (celui qui serait « élevé ») et un acquiescement possible à des conditions sociales imposées par le système marchand. James Rosenquist reconnaît par exemple en 1963 s’être « adapté, comme un annonceur publicitaire ou une grande compagnie à cette inflation visuelle, celle de la publicité commerciale qui est un des piliers de notre société ». Mais c’est pour lui un gage de liberté individuelle. De même Richard Hamilton négocie-t-il difficilement la tension qui existe entre son engagement politique personnel et son admiration pour l’imagerie en provenance des Etats-Unis. Dans des œuvres réalisées entre 1957 et 1962, il combine des fragments érotisés de corps féminins et de détails de carrosserie pour souligner cette ambivalence. Seuls ou presque, les artistes français de la Figuration critique (après Peter Saul et Olvynd Fahlström) utilisent l’imagerie et la méthode du Pop Art dans un but explicitement politique, dans le contexte gauchiste des années 68. Pour les plus fins d’entre eux, ils reconnaissent cependant les complexités d’une telle position, tel Bernard Rancillac, qui s’interroge en 1967 dans le catalogue de l’exposition collective « Le Monde en question » : « Un fusil est plus efficace qu’un pinceau si l’on sait s’en servir. Pour ceux que le fusil rebute, le pinceau peut-il être une arme ? J’en doute. Mais avec ce doute en moi, moi peignant par force majeure, je ne peux détourner les yeux des champs de bataille, des charniers, des villes assiégées, des tribunaux, des salles de réunion, des salles d’opération ou de torture ». De cette ambiguïté politique, les meilleurs artistes Pop sauront faire une force, comme Martial Raysse qui, à l’intérieur et à l’extérieur de cette esthétique, n’a pas cessé de produire des images questionnant le corps social en même temps qu’elles en rendent compte. Comme Pauline Boty également, l’une des quelques artistes Pop femmes dont il serait urgent de redécouvrir la subtilité et l’efficacité des œuvres. Avec les deux pendants de It’s a Man’s World, elle déconstruit en 1962-63 l’appétence pour des imageries distinctement masculines ou féminines sur laquelle notre environnement visuel repose (ce que de trop nombreux artistes Pop ont refusé de considérer, se contentant de réifier les corps féminins qu’ils magnifiaient).
L’enjeu principal du Pop Art est finalement la possibilité d’un regard à la fois distancié et non séparé à l’égard du monde qui entourait ces artistes et qui continue à nous entourer (la capacité à nous faire sentir que nous en faisons partie mais n’en sommes pas prisonniers). A trop se concentrer sur la séduction qui émane de la plupart de ces œuvres que l’histoire récente et les modes ont ornées d’une certaine aura, on risquerait de l’oublier et de transformer le rejet des critiques élitistes des années 60 en son pendant : la nostalgie d’un monde que l’on croit disparu parce qu’on n’en retient que les aspects stylistiques, le glamour.
- PARIS, Centre Pompidou, 15 mars-18 juin. A lire notre hors-série 18 p. grand format, 25 F, en partenariat avec L’Express.
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Le retour des années Pop
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°524 du 1 mars 2001, avec le titre suivant : Le retour des années Pop