Le marché dans un état second

Par Stéphane Corréard · Le Journal des Arts

Le 11 décembre 2024 - 752 mots

Il en va des œuvres comme des individus : quand on décide de vivre avec, on croit s’engager pour la vie.

Hélas, les statistiques sont là ; si la durée moyenne d’un mariage est de quinze ans, les impôts français exonèrent totalement la plus-value de la revente d’une œuvre après vingt-deux ans de possession, durée censée distinguer le collectionneur du spéculateur.

Par les montants en jeu et la part qu’il peut prendre dans les avoirs totaux d’un individu, l’art revêt une dimension patrimoniale. Aussi tout acheteur se confronte-t-il un jour à la question de la revente, traditionnellement motivée par les « trois D » : Dettes, Décès, Divorce, auxquels on pourrait ajouter le Déménagement, la Déclaration d’assurance (car la prime augmente avec la valeur des œuvres), ou tout simplement le Désamour…

On distingue ainsi le « premier marché » de l’œuvre sortie de l’atelier et cédée par son auteur/autrice ou une galerie, du « second », quand l’œuvre est revendue une deuxième fois et suivantes. Ces cessions peuvent être opérées par un marchand, mais quand elles le sont par un commissaire-priseur elles ont plus d’impact. Si de nombreuses bases de données recensent les enchères, il n’existe pas d’équivalent pour les ventes privées, aussi les médias accordent-ils une place importante aux résultats des ventes publiques.

Ainsi, il est impossible de se pencher sur l’année écoulée sans évoquer Comedian, la banane scotchée au mur par Maurizio Cattelan sur le stand de la galerie Perrotin à Art Basel Miami Beach en 2019. Produite en trois exemplaires, l’œuvre avait alors rapidement trouvé preneur, à 120 000 puis 150 000 dollars. Mondialement médiatisé, le fruit a de nouveau fait l’actualité le 20 novembre 2024. Sotheby’s en proposait un exemplaire avec une estimation déjà dix fois supérieure, entre 1 et 1,5 million de dollars. 5,2 millions « marteau » : le résultat a sans doute donné la banane au vendeur, et a de quoi susciter des vocations ; en seulement cinq ans, multiplier son investissement par près de 35 est une performance rare.

En comparaison, dans un contexte où le marché a pris une importance exagérée, jusqu’à se substituer aux critères traditionnels de reconnaissance, la faiblesse structurelle des artistes français sur le second marché constitue un handicap rédhibitoire, en grande partie responsable de leur faible présence internationale. Prenons les lauréats du prix Marcel Duchamp, décerné depuis 2000 par l’Adiaf, association de collectionneurs fondée pour lutter contre le « lent effritement de l’art français dans le monde » : sur les 24 récipiendaires, la plupart sont représentés par des galeries majeures telles Gagosian, Gladstone, Mennour ou Perrotin. Mais, sur le second marché, c’est l’hécatombe : si quatre d’entre eux n’ont pas encore eu une seule œuvre vendue aux enchères, pour les vingt autres la moyenne de leurs records plafonne à moins de 50 000 euros, et aucun n’atteint même la barre des 200 000.

Confrontés à ceux de leurs homologues internationaux, ces résultats sont plus cruels encore. Si, pour le premier marché, les cotes en début de carrière varient de 1 à 2, à la revente l’écart devient abyssal. Comparons les résultats obtenus aux enchères par les artistes choisis depuis trente ans pour représenter la France à la Biennale de Venise avec ceux sélectionnés par d’autres grandes nations : pour les États-Unis, la moyenne des records est de près de 9 millions d’euros ; pour l’Allemagne, elle descend à 1,7 million d’euros ; pour l’Angleterre, elle est encore deux fois moindre, à 800 000 euros. Et pour la France ? Il faut encore la diviser par plus de 5, car elle plafonne à… 146 927 euros, soit très exactement 60 fois moins que les États-Unis !

Depuis Jean Dubuffet, Yves Klein et Pierre Soulages, il n’y a guère que Daniel Buren et Robert Combas pour – dans une moindre mesure – résister aux enchères. Aussi, les efforts (réels) de certains pour « promouvoir » notre scène se heurtent-ils inexorablement à cette réalité : l’achat d’œuvres d’artistes français est trop souvent un engagement « à sens unique » ; si les galeries sont frileuses à les reprendre, les maisons de ventes ne se bousculent pas plus. Les collectionneurs de la scène française n’ont statistiquement aucune chance de récupérer un jour leur argent, même s’ils ont eu du flair.

Sur de nombreuses autres scènes, les artistes équivalents sont sur liste d’attente, aussi sur le second marché leurs cotes y sont souvent encore supérieures. Cette dissymétrie alimente une crise de confiance. Les professionnels français doivent s’y confronter, au risque de s’embourber dans un climat de suspicion dont, in fine, les artistes demeureront malheureusement les premières victimes.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°645 du 13 décembre 2024, avec le titre suivant : Le marché dans un état second

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