Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
J’ai posé un certain nombre de fois. Quelle étrange activité, pour un homme aussi affairé que moi, que de rester là, immobile, devant ces peintres, dont je devenais soudain l’objet. Je me demande parfois si ce n’est pas la raison qui les fit si souvent me demander de poser : devenir un objet en leur possession, le temps d’une pause, comme pour mieux retourner à leur avantage la relation de l’artiste à son marchand. Il y aurait tant à raconter sur ce qui nous lie : la grande et la petite histoire, la passion, la jalousie, la mesquinerie, l’argent, ce terrible argent sans lequel rien n’est possible, et puis l’amour aussi, de l’art et de ceux qui lui ont dédié leur vie. En attendant, me voici une fois de plus chez Cézanne, et sommé de me taire, avec ça. Prière de rester aussi immobile qu’une pomme ! Tels sont les ordres. Comment résister à Cézanne ? Je me souviens du premier tableau de lui que j’ai découvert dans la vitrine du père Tanguy. Ce fut comme un coup à l’estomac. À l’époque, c’était un parfait inconnu, la critique ne m’a pas suivi. Maintenant, c’est une tout autre affaire, il faut les voir se battre, les collectionneurs, dès qu’il quitte son pays d’Aix pour m’apporter de nouveaux tableaux. C’est grâce à lui que j’ai pu emménager rue Laffitte. Alors je lui dois bien ces séances de pose, aussi longues que douloureuses. Me voici perché sur une estrade, assis sur une chaise elle-même posée sur une caisse… Le moins qu’on puisse dire est que la situation n’est pas confortable. Chez Renoir, au moins, on peut parler, bouger, s’arrêter pour manger un morceau. Mais chez Renoir, tout n’est que douceur. Le plus malin, c’est Vuillard, qui m’a mis un petit chat sur les genoux, pour m’empêcher de sombrer dans le sommeil comme je ne manque pas de le faire lorsque je demeure trop longtemps immobile. Il faut dire qu’une fois, devant Cézanne, je suis tombé de ma chaise comme une masse quand le sommeil m’a saisi. Il était furibard : « Malheureux ! Vous dérangez la pose ! » J’ai bien cru qu’il allait détruire sa toile de rage, alors que cela faisait des semaines qu’il y travaillait. Me voici donc faisant la pomme, dans son atelier de la rue Hégésippe-Moreau. Je commence à avoir l’habitude, à force, puisque je crois bien que me voilà devant lui pour la cent-quinzième fois. J’ai bu une tasse de café noir afin de me tenir éveillé. Chaque séance est interminable, mais je ne sais pas qui de lui ou de moi est le supplicié. Il ne dit rien, soupire, bougonne dans sa barbe, a l’air fâché contre moi, contre lui, contre tout. Je ne me consolerai jamais de lui avoir demandé de placer au mur quelques-unes de ses œuvres, afin que je puisse concentrer mon regard pendant qu’il peint. Il a bien accroché une dizaine d’aquarelles, mais, un jour qu’il ne pouvait venir à bout de son dessin, après avoir bien pesté et envoyé au diable et lui-même et la Divinité, le voilà qui ouvrit son poêle, et, arrachant du mur les aquarelles, les jeta au feu ! Ah, le voici qui se lève. En général, quand la pause se finit, se tourne vers moi comme s’il sortait d’un rêve. – « Eh bien, Cézanne, êtes-vous satisfait, enfin ? » – « Je ne suis pas mécontent du devant de la chemise. »
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le Jour où… Vollard a posé pour Cézanne
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°704 du 1 septembre 2017, avec le titre suivant : Le Jour où… Vollard a posé pour Cézanne