Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
Figure-toi, mon vieux Louis, que me voilà invité chez les Américains, à New York même, au MoMA, où on organise une rétrospective de mon boulot, et en plus ils veulent que je fasse une conférence. Tu te rends compte, New York ! Qu’est-ce qu’ils diraient, les copains de la tranchée ? Tu te souviens, Louis, de ces gars qui formaient notre escouade ? Dix bonshommes dont la plupart sont morts au combat. C’est rien dix types, mais c’était l’humanité tout entière. C’est d’eux que j’ai envie de parler, aujourd’hui où on me fait la fête dans cette ville moderne que j’ai si souvent rêvée en peinture. Ça aurait de l’allure, quand même, de parler de « Chouya l’Arbi » à New York. Chouya, c’était le surnom d’un gars de l’escouade, ancien colonial qui avait fait le Maroc et qui avait toute mon admiration ; je suis sûr que tu ne l’as pas oublié. C’était le grand démerdard, celui qui sauve toujours la situation quand la distribution est en retard et que l’on risque de « bouffer avec les chevaux de bois », suivant sa belle expression. Cet animal-là, c’était l’ordre personnifié. Il m’a plus appris que tous les professeurs de l’Académie Julian réunis. Il va me manquer, dans ce musée.
Et puis j’aimerais bien qu’on fasse venir un canon de 75, pour le placer à l’entrée de mon exposition. Parce que je lui dois tant, à lui aussi. C’était un matin au lever du jour, il faisait beau et j’ai été ébloui par le soleil qui se réfléchissait sur la culasse du canon : magie de la lumière sur le métal blanc. Il n’en fallut pas moins pour me faire oublier l’art abstrait de 1912-1913. Révolution totale comme homme et comme peintre. Oui, il me le faut ce canon, en plein cœur du musée. Comme un emblème de ma vie, et de mon combat : rompre avec la peinture sentimentale et détrôner le sujet au profit de l’objet, du bel objet bien fait. Ils le comprendront peut-être à New York, où tant d’ouvriers s’affairent à construire ces beaux gratte-ciel qui s’élancent si fièrement. Un ouvrier n’oserait livrer une pièce autrement que nette, polie, brunie. Rien n’y est éparpillé, tout fait bloc. Le peintre doit chercher à réaliser le tableau propre, possédant le fini. L’artiste met sa sensibilité au service d’un travail. Si on n’est pas ordonné, comme Chouya, on se fait tirer comme un lapin.
Moi, je ne suis pas mort, et je pense à tous ceux qui sont tombés, dont je continue le combat pour la liberté avec mes moyens de peintre. Parce qu’une fois le sujet détruit, il fallait trouver autre chose : c’est l’objet et la couleur pure qui sont la valeur de remplacement. Dans cette nouvelle phase, la liberté de composition devient infinie. Une liberté totale qui va permettre des compositions d’imagination où la fantaisie créatrice va pouvoir se révéler et se développer. Cet objet qui était enfermé dans le sujet devient libre, cette couleur pure qui ne pouvait s’affirmer va sortir.
Voilà, mon vieux Louis, pense à ton ami Fernand quand il prendra la parole, entre le canon de 75 et le fantôme de Chouya, auquel mes mots seront dédiés.
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Le Jour où… Fernand Léger a peint La Ville
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°702 du 1 juin 2017, avec le titre suivant : Le Jour où… Fernand Léger a peint <em>La Ville</em>